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Photo du rédacteurMiss Frenchy Japan

[Question-Con-Japon]Pourquoi les Haikyo sont si populaires au Japon ?



Si je vous dis « tourisme au Japon », à quoi pensez-vous ?


À ces temples shinto aux couleurs chatoyantes ? À ces immenses buildings au cœur des grandes métropoles ? À ces immeubles délabrés en pleine campagne que la végétation a commencé à recouvrir ?


Si vous n'aviez pas pensé à la dernière suggestion, c'est normal, elle ne fait pas partie des guides touristiques classiques. Pourtant, elle séduit de plus en plus de personnes à travers le globe.


Qu'ils soient Japonais ou étrangers, amateurs de photographie, touristes en quête d'excursions inédites, ou simples curieux, les urbexers ont une passion qui transcende l'univers du tourisme : la recherche de lieux abandonnés au Japon, les Haikyo.


Pourquoi aller voir un hôpital en ruine alors qu'il est possible d'aller admirer Kinkaku-ji à Kyoto avec son magnifique parc et ses 10 000 touristes journaliers ? Qu'y a-t-il de si fascinant dans le jardin en friche d'un complexe immobilier laissé à l'abandon à Yokohama qu'il n'y a pas dans le potager de ma mamie qu'elle n'a pas désherbé depuis 2012 ? J'ai mené l'enquête…





Vous avez dit Haikyo ?


Avant d'entamer la partie de Cluedo, une brève description des Haikyo s'impose.


Âgés de 4 à 50 ans, les Haikyo ( 廃墟), littéralement “ruines” en Japonais, désignent des lieux contemporains laissés à l'abandon.


Des parcs d'attractions aux maisons individuelles, en passant par les musées ou les hôpitaux désaffectés, les Haikyo regroupent de nombreux bâtiments tous plus divers les uns que les autres. Certains sont délabrés, d'autres conservent encore tout leur mobilier, et tous ont été laissés tel quel par l'homme avant que la nature ne reprenne ses droits.



Selon le Nomura Reseach Institute, un institut japonais spécialisé dans les données relatives à l'urbanisme, le Japon compterait ainsi plus de 8 millions d’Haikyo. Des données surprenantes qui s'expliqueraient par l'imbrication de trois paramètres : le vieillissement rapide de la population, l'exode rural, et l'explosion de la bulle économique des années 1990.



Depuis le milieu des années 1970, le Japon est en proie à un vieillissement important de sa population.


Selon les derniers chiffres du Ministère de la Santé, les personnes âgées de plus de 65 ans représenteraient près de 26 % de la population totale actuelle, alors qu'elles avoisinaient à peine les 12 % à la fin des années 1980. Une croissance alarmante pour le pays qui serait dû à l'augmentation de l'espérance de vie et à une forte baisse de la natalité.


Si cette floraison de seniors fait alors le bonheur des services de gériatrie, il n'en est rien du côté de l'immobilier qui voit de nombreux propriétaires quitter leurs maisons de campagne pour venir s'installer en ville près de leurs enfants lorsque le poids des années se fait ressentir. Un phénomène de désaffection qui serait également accentué par l'exode rural.



Poussés vers les grosses métropoles pour leurs études ou leur travail, les jeunes générations n'ont que faire de ces petites maisons de campagne. Ne retrouvant pas de nouveaux propriétaires, elles finissent alors à l'abandon.



(source : OffbeatJapan, by Jordy Meow)


Mais les habitations ne sont pas les seuls bâtiments délaissés. Avec l'explosion de la bulle financière des années 1990, certains lieux publics sont aussi abandonnés. Et de nombreux établissements de loisirs (parcs d'attractions, musées, hôtels, etc.)  voient leurs portes fermer par manque de clients.




Une aubaine donc pour les amateurs d'exploration urbaine, dit urbex, qui ont fait de la ville leur terrain de jeu, et qui ont érigé la ruine au rang d’œuvre d'art.






(source : Dravenstale)

Mêlant tourisme, amour de la photographie et défi personnel, l’urbex est une activité qui séduit de plus en plus de personnes sur l'archipel.


Selon l’urbexer japonais Toru Kurihara, qui va à la pèche aux Haikyo depuis plus de 30 ans, on compterait plusieurs milliers d’urbexers amateurs au Japon, ainsi qu'une bonne centaine de vrais passionnés qui exploreraient chaque année plusieurs sites par an.


Pour le traducteur allemand Florian Seidel, administrateur d'un des plus gros sites de référence sur les Haikyo du Kansai, l’urbex serait même une activité en pleine expansion, bien que l'illégalité de la chose décourage de nombreux aventuriers :


« Les urbexers sont une petite communauté qui est restreinte par l'illégalité de son activité […] Pourtant, le nombre de blogs sur l’urbex a explosé. On est passé d'une douzaine [de blogs] à une centaine aujourd'hui dont la plupart sont en japonais » (CNN Travel)

En effet, le fait de pénétrer dans une zone sans permission et les dangers liés à l’urbex tels que la présence de fer rouillé ou de certains produits toxiques sont les principales raisons qui font que l'exploration urbaine reste une activité encore marginale :


« L’urbex est un loisir dangereux avec beaucoup d'imprévus [rappelle Florian Seidel pour le magazine The Japan Times] Un peu de bon sens et beaucoup de prudence sont donc essentiels lorsqu'il s'agit d'explorer des lieux abandonnés » (Japan Times)


C'est pourquoi les urbexers professionnels ont mis en place un règlement qui tient en une seule phrase : 


« Ne pas se blesser, ne pas se faire prendre, et laisser l'endroit tel qu'on l'a trouvé pour que les autres puissent en profiter » (ibidem)


(Photo : Qui tente ? (source : le livre scolaire))


Maintenant que nous savons de quoi on parle, rentrons dans le cœur de la question-con : comment cette pratique est-elle montée en popularité sur l'archipel malgré les risques qu'elle génère ?



En théorie : Un Retour nostalgique vers le passé ?



Lorsqu'on parle de vieilleries remises au goût du jour, l'une des hypothèses les plus prisées en anthropologie est celle du travail de mémoire.


Que se soient des écrits, des dessins, des chansons, ou tout autre forme de productions humaines, l'homme a depuis toujours cherché à conserver les éléments de son histoire.


À ce titre, l'architecture n'échappe pas à la règle. Et si on retient facilement la poignée de monuments qui a eu la chance de se voir inscrite au patrimoine mondial de l'UNESCO, on oublie souvent que la plupart des réalisations architecturales de la planète font l'objet d'une mise en valeur beaucoup plus anonyme. À l'image par exemple des vieilles maisons à colombages européennes que les petites communes protègent et restaurent elles-mêmes.


Est-ce que la maison à colombages située au 5 rue des Marguerites à Pépin-les-Près en Alsace a un potentiel intérêt pour l'humanité toute entière ? Pas forcément. Mais est-ce qu'elle a un intérêt pour le patrimoine culturel local ? Oui. Non seulement elle met en avant la richesse du savoir-faire français en matière d'architecture (c'est d'ailleurs pour cela que les maisons à colombages sont protégées par une convention de l’État), mais elle est également un élément important du paysage local pour les habitants de Pépin-les-Près qui s'y sont attachés et qui voient en elle un morceau de leur identité : c'est une maison à colombages DE Pépin-les-Près, faite par des artisans DE Pépin-les-Près, à une époque spécifique de l'histoire DE Pépin-les-Près


(Photo : Le patrimoine français (source : Build-green))



Mais quel rapport me direz-vous entre une maison à colombages alsacienne et un hôtel à moitié en ruine au fin fond du Kanto ? Leur intérêt architectural ? Loin de moins l'idée de douter de la prouesse technique de l'ouvrier qui a bâti le dit-hôtel, mais je ne pense pas que c'est cela qui attire les urbexers. A contrario, ce que représente le bâtiment en lui-même et le travail de mémoire qui s'y rapporte peut-être une bonne piste de réflexion.



En effet, une grosse partie des Haikyo connus aujourd'hui a été abandonnée au début des 1990 à la suite de l'éclatement de la bulle financière et des premiers effets du vieillissement accéléré de la population.


Les Haikyo appartiennent donc, à l'origine, à une période synonyme de plénitude économique et sociale pour le pays : la fin de la Seconde Guerre mondiale a développé l'ingénierie civile suite à la reconversion des ingénieurs de guerre, le commerce avec les USA bat son plein, l'automobile et l'électro-ménager révolutionnent la vie des ménages, et la société dont la force de travail était essentiellement agricole se restructure autour du secteur secondaire dans les années 1960 puis autour du secteur tertiaire à la fin des années 1970. Le niveau de vie augmente, c'est l'époque du baby-boom et le pays jouit d'un fort sentiment de cohésion au lendemain du deuxième conflit mondial. À partir du milieu des années 1960, le Japon accède même au rang de deuxième puissance mondiale derrière les États-Unis avec un PIB qui augmente chaque année de plus de 10 %.



Après l'éclatement de la bulle économique, c'est une autre histoire : les produits japonais s'exportent mal, les problèmes de remboursement des prêts bancaires se font ressentir, certains entrepreneurs font faillite, le taux de chômage augmente, et l'immobilier s'écroule. Un pur moment de bonheur qui vaudra alors à cette décennie le doux nom de “Ushinawareta juunen” (失われた十年), littéralement « la décennie perdue ».



Symbole des jours heureux, les Haikyo apparaîtraient donc comme les dernières reliques d'une époque bénie. Ce serait des morceaux du passé qu'on contemplerait par nostalgie du “bon vieux temps”.




Cette notion de nostalgie des jours heureux n'est pas étrangère aux Japonais. Bien au contraire !


Depuis quelques années, est apparu sur l'archipel un phénomène que les universitaires nomment le « boom d'Edo ». Faisant référence à l'attachement récent des Japonais pour tout ce qui rappelle l'époque Edo (1603-1868), le « boom d'Edo » cache une volonté de revenir à l'époque où le Japon n'était pas encore ouvert à l'Occident, où la mondialisation n'avait pas encore apporté son lot de déception, et où le pays était fort et uni. C'est notamment ce que rappelle l'historien japonais Matsunosuke Nishiyama dans un de ses livres sur cette période de l'histoire japonaise :



« Dès qu'on se heurte aux problèmes de la modernisation et de l'influence occidentale, un sentiment de nostalgie pour l'ère Edo apparaît […] Lorsqu'on critique la modernisation qui a suivit la restauration de Meiji (1868-1912), Edo apparaît tout naturellement comme “le monde qu'on a perdu’‘ » (Edo Culture : Daily Life and Diversions of Urban Japan)




Cet attachement se traduit alors par une forte volonté de mettre en avant l'héritage d'Edo. Des savoirs-faire locaux comme la plongée des ama, aux figures historiques de l'époque que NHK fait régulièrement revivre sur petit-écran avec ses drama historiques, tout ce qui est étiqueté près-XIXe siècle à le vent en poupe. En somme, « c'était mieux avant », et on le fait savoir !



Pour la philosophe française Murielle Hladik, certains Haikyo iraient dans ce sens et favoriseraient le travail de mémoire. On vient pour voir la ruine et pour témoigner de son histoire.


Vestige d'un passé glorieux, le Haikyo n'est alors plus admiré pour ce qu'il est mais pour ce qu'il représente : la conséquence d'un déséquilibre de la société.



« Aussi marginal que ce jeu puisse paraître, la multiplication de recueils photographiques et d’autres supports numériques montre qu’il existe une subcultureet un désir sous-jacent de visiter, de regarder ou de photographier ces ruines, fragiles et éphémères, léguées par la modernité. Ce souhait peut être considéré comme une expression directe de la crise économique sévère que le Japon subit actuellement, ou bien encore comme un symptôme du rejet de la société de consommation » (Traces du paysage)




C'est notamment le cas des Haikyo laissés par les bombardements d'Hiroshima. Sublimé par les photographies de certains artistes japonais contemporains comme Hiromi Tsuchida, le Haikyo devient l'instrument d'un mouvement contestataire. L'artiste immortalise la tragédie sur ses clichés, et le Haikyo n'est plus admiré que comme étant un résidu des horreurs de la guerre.



(Photos : Hiroshima par Hiromi Tsuchida (source : American Suburb X))


Si l'hypothèse de la nostalgie est séduisante, elle trouve pourtant rapidement ses limites.


En effet, premier problème, le travail de mémoire ne peut pas s'appliquer à tous lesHaikyo. Et si les ruines induites par les bombardements peuvent effectivement donner vie à des opinions engagées, en ce qui concerne la petite maison de campagne abandonnée en plein Shikoku, cela va tout de suite devenir plus délicat. Surtout lorsqu'on ne connaît pas les anciens occupants et qu'on ne sait pas pourquoi ils sont partis ! Si encore vous apprenez que le père de famille a fait faillite et qu'il a dû quitter les lieux avec sa femme et ses enfants sous le bras, d'accord, on peut peut-être faire de cetHaikyo l'étendard d'un passé regretté, mais comme dans la plupart des cas il est assez difficile de retracer l'histoire d'une habitation, l'hypothèse ne tient pas. Peut-être est-il parti en maison de retraite ? Peut-être a-t-il décidé de s’installer dans une jolie villa à Okinawa ? Qui peut savoir ?





Et quand bien même on partirait du principe que l'ENSEMBLE des Haikyo soit directement né d'une situation économique difficile, la montée en popularité de ces ruines ne peut pas être dû à une simple volonté de retrouver un passé idyllique.


D'une part parce que l'ENSEMBLE des urbexers japonais n'a probablement pas l'amour du patte d'eph’ et des années 1970. Et de l'autre, parce qu'il existe aussi pas mal d’urbexers qui ne sont pas japonais et qui n'ont donc à priori aucun sentiment de fierté ’'nationale” à avoir pour un pays qui n'est pas le leur. Que Monsieur Suzuki, ait envie de rechercher des Haikyo par “nostalgie de la belle époque”, pourquoi pas, mais que Pierre Dupont du Val-d'Oise décide d'aller admirer des ruines lors de son premier voyage au Japon parce qu'il regrette l'époque où le pays était en plein essor économique, ce n'est pas LOGIQUE !



Alors pourquoi les Haikyo ont-ils autant d'admirateurs de tous horizons ?


Une fois n'est pas coutume, je suis allée chercher du côté de la philosophie pour tenter d'éclaircir le mystère…





À l'origine : Un artefact de l'esthétisme japonais ?



N'ayant pas eu de chance avec la première hypothèse, j'ai donc décidé de remonter à l'origine du phénomène et de m'intéresser cette fois-ci à la ruine en elle-même en tant qu'objet esthétique. Parce qu'une chose est sure en ce qui concerne les Haikyo : que ce soit à l'échelle nationale ou internationale, ils ont inspiré de nombreux travaux photographiques !



En effet, ce sont avant tout des artistes japonais qui ont fait connaître les Haikyo au grand public. Parmi les pionniers, on citera notamment le photographe Miyamoto Ryuji, qui a réalisé plusieurs séries de clichés sur les ruines ; l'auteur Kurihara Tôru, à l'origine d'un guide touristique répertoriant les principaux Haikyo du pays (Haikyo no Aruki Kata : Tansaku HenComment se promener dans les ruines : guide d'exploration”) ; et Sakai Ryôri, qui a popularisé l’urbex au Japon en 2007 avec son livre Nippon No Haikyo (“Les ruines du Japon’’), un guide informatif qui a été repris sur le net pour le plus grand bonheur des étrangers.


Ces derniers ne sont d'ailleurs pas en reste puisque de plus en plus de blogs et de chaînes Youtube sur le thème des Haikyo ont vu le jour ces dernières années à l'étranger. On retiendra notamment le blog de Florian Siedel, ”Abandoned Kansai“, et le site de l’urbexer français Jordy Meow, ”Haikyo.org“, qui ont permis d'ouvrir les portes du monde très fermé des ruines japonaises au public occidental.



Qu'y-a-t-il donc de si fascinant dans les Haikyo qui ait pu générer un tel engouement auprès des artistes japonais en premier lieu ? Un esthétisme particulier qui correspondrait totalement aux codes de l’esthétisme japonais.



(Photos : travaux de Miyamoto Ryuji (source : Takaishiigallery))


Que ce soit l'Ikebana, le pliage du papier, ou la cérémonie du thé, une grande partie des arts traditionnels japonais est basée sur l'esthétisme du wabi-sabi (侘寂).


Renvoyant aux choses anciennes, la culture du sabi veut que toute chose qui vieillisse devienne noble. Mêlée au wabi voulant que la beauté se trouve dans la simplicité, l'esthétique du wabi-sabi correspond grossièrement à la sublimation des choses simples pour en faire ressortir tous leurs apparats.


Cet esthétisme très japonais est lui-même hérité du bouddhisme qui prône la beauté de toutes les choses de la nature. C'est pourquoi on retrouve également ce courant dans d'autres sociétés bouddhistes, à commencer par la Chine, dont plusieurs artistes contemporains s'en sont inspirés. C'est notamment ce que souligne le chercheur chinois Jinli He lorsqu’il évoque l'art du photographe Song Dong :



« Trouver du sens dans le quotidien, dans la vie ordinaire, dans les gens ordinaires,semble dominer l’œuvre de Song Dong, qui, bien évidemment, fait tout de suite penser au fameux Chan [Clan bouddhiste chinois] et à son sixième patriarche Hui Heng qui s'écria ’'La nature de Bouddha se trouve dans le bois coupé, dans l'eau qui ruisselle’' » (Personal Space and Everyday of Aesthetic Experience)



(Photos : travail de l'artiste chinois Song Dong (sources : wikipedia ; aesthetica magazine))




Et quoi de plus simple et de plus naturel qu'une ruine ?


Hérigés par l'homme, les Haikyo sont le résultat naturel des effets du temps sur le bâti. Qu’elles soient recouvertes de verdure, à moitié décrépites, rouillées, ou pleines de poussière, les ruines mettent en avant ce qui arrive aux créations humaines lorsque la nature reprend ses droits.


Vouées à disparaître par manque d'entretien, c'est-ce qui la rend fascinante et belle. Du moins, dans l'esthétisme bouddhique !



Soulignant que tout est voué à disparaître pour renaître un jour, la religion bouddhiste valorise l'idée du temps. Pour Murielle Hladik, cette notion serait alors essentielle pour comprendre l'engouement des artistes japonais pour les Haikyo :



« D’où naît alors ce phénomène de contemplation devant ce qui disparaît ? Si les notions d’éphémère et de disparition ont été valorisées, sans doute parce que, dans le bouddhisme, tout s’en va et se décompose. Alors qu’en Occident, l’accent a été placé sur une philosophie de l’être et de la vérité, en Orient on devrait plutôt parler d’une philosophie du devenir et de l’écoulement(nagare 流れ). Dans l’esthétique japonaise, il semblerait que l’absence même ― la chose [absente]― contient de manière rétrospective le temps, et peut aussi être considérée comme une richesse. Ainsi, par une sorte de retournement, ce devenir (négatif) voué à disparaître contient déjà en germe quelque chose de positif. Car, dans l’idée d’un éternel cycle de la nature, ce qui retourne vers le “rien” [ce qui aujourd’hui disparaît], est voué à renaître un jour. Aussi ce sentiment face à l’évanescence des choses est-il bien plus précieux que l’objet matériel et immuable » (Traces du paysage)




Là où les sociétés occidentales s'attachent à des notions qui prennent place dans un laps de temps limité (à savoir celui de l'existence humaine) comme la vérité ou le bonheur qui font chaque année les joies des lycéens au moment du bac de philo, les sociétés bouddhistes sont plus sensibles aux notions indépendantes de la vie humaine comme la nature ou le temps qui passe. De ce fait, les ruines sont beaucoup plus appréciées esthétiquement parlant dans un pays comme le Japon qu'en France par exemple.



Ce décalage se retrouve notamment dans le champs lexical lié à la ruine.


D'après une étude réalisée en 2012 par l'historienne française Anne Szulmajster-Celnikier sur le champs lexical de la ruine et de la catastrophe dans une vingtaine de pays, certaines langues connoteraient plus négativement la ruine que d'autres. C'est notamment le cas de quelques langues européennes comme le Français ou l'Italien.


Dans ces deux langues, le champs lexical de la ruine est fortement proche de celui de la catastrophe. Un bon cas d'école par exemple pourrait être l'expression française « Nous courrons à la ruine, nous courrons à la catastrophe ».


A contrario, en Japonais, « Haikyo », le mot désignant la ruine, se compose du kanji du délaissement (廃) et de celui du monticule ( 墟). Nous ne sommes donc plus dans le champs lexical de la catastrophe. Et la ruine n'est ici ni connotée positivement ni négativement. Ce qui est, avouons-le, beaucoup plus facile à connoter positivement par la suite en la sublimant par la photographie que si elle avait été connotée négativement à la base.



Naturelle et ne souffrant d'aucun préjugé, la ruine avait donc tout pour devenir une véritable œuvre d'art au Japon.


Et pour Hladik, les Haikyo auraient même de quoi s'inscrire dans la philosophie bouddhique.


Vestige du temps qui passe, la ruine est vouée à disparaître. A à ce titre, elle renverrait l'homme à sa propre mort :



«  L’effet de ses compositions bonnes ou mauvaises, c’est de vous laisser dans une douce mélancolie. Nous attachons nos regards sur les débris d’un arc de triomphe, d’un portique, d’une pyramide, d’un temple, d’un palais; et nous revenons sur nous-mêmes; nous anticipons sur les ravages du temps; et notre imagination disperse sur la terre les édifices mêmes que nous habitons. À l’instant la solitude et le silence règnent autour de nous. Nous restons seuls de toute une nation qui n’est plus. Et voilà la première ligne de la poétique des ruines » (ibidem)




Le Haikyo aurait ainsi un certain pouvoir sur celui qui le voit. Il le fait réfléchir sur le sens de la vie et lui rappelle que personne n'est éternel. Et si on en croit la chercheuse, cet effet serait même plutôt rassurant !


Contrairement à une autre œuvre d'art une sculpture par exemple, la ruine émane de la nature. Elle est le résultat du temps et ne peut pas être contrôlé par l'homme. En cela, elle est fascinante :



« Figure de l’« entre-deux », arrêt sur image, stase intermédiaire entre nature et architecture, la ruine exerce sur notre esprit une forte impression et dégage une puissance d’imagination et de fascination, précisément parce qu’elle est non voulue: parce qu’elle n’a pas été pensée, construite ou dessinée en tant que telle, et parce qu’elle est, en partie, non intentionnelle. La ruine nous procure, dans « l’après-coup », cette impression rassurante de se fondre dans la nature » (ibidem)




Ce magnétisme spécifique à la ruine est notamment confirmé par les propos de l’urbexer britannique Michael Garukan pour le magazine Metropolis :



« Contrairement aux dommages causés par le vandalisme, beaucoup d'Haikyo sont un parfait exemple dégradation et de désintégration naturelle, ce qui peut parfois couper le souffle » (Métropolis)




Pour la philosophe française, c'est cette fascination qui serait à l'origine du succès des ruines sur l'archipel japonais :



« Aussi marginal que ce jeu puisse paraître, la « floraison » de recueils photographiques et autres supports numériques, nous montre qu’il existe toute unesubculture et un désir de visiter, regarder ou photographier ces ruines, fragiles et éphémères, léguées par la modernité » (Traces du paysage)



(Photo : Le temps passe trop vite ? (source : over-blog-kiwi))




Philosophique et poétique, l'esthétisme des Haikyo a su répondre aux ’'critères de beauté” correspondant à son aire culturelle. Pourtant, aujourd'hui, il fascine de plus en plus d'étrangers. Une fascination qui irait en réalité bien au-delà de l'aspect esthétique de la ruine.





Aujourd'hui : Les supports d'une activité unique en son genre ?



La recherche des Haikyo s'inscrit dans ce qu'on nomme l’urbex. Pas tout à fait du tourisme, pas tout à fait de l'art, pas tout à fait de la randonnée, l’urbex est une activité qui ne ressemble à aucune autre.



À la manière d'un Sherlock Holmes dans les rues de Londres (ou d'un candidat de la Chasse au Trésor sur France 2, mais c'est moins glamour), on explore les lieux, on se creuse les méninges pour découvrir la ruine, et on la sublime par le flash de son appareil photo. Parfois, on endosse même le rôle de l'historien ! Et, comme Florian Seidel, on essaie de retracer l'histoire du bâtiment pour “classer l'affaire’' :



« Le travail du détective ne se termine pas lorsque qu'il a trouvé et exploré le site. [l'urbexer] aime aussi découvrir l'histoire du lieu » (CNN Travel)




L’urbex ferait donc travailler les jambes, la tête, et l'âme. Et c'est en cela que l'activité parviendrait à séduire aujourd'hui un public beaucoup plus large que le milieu artistique japonais. Pour la sociologue britannique Emma Fraser, les urbexers sont avant tout des personnes à la recherche d'une expérience unique et complète :



« Les explorateurs urbains sont ceux qui visitent et font attention aux détails, pas par intérêt historique ou personnel (ou du moins pas pour cela uniquement), mais parce qu'ils sont à la recherche d’une expérience particulière » (Urban Exploration And Adventure Tourism)




La recherche des Haikyo est une activité qui sort de l'ordinaire et qui demande un investissement de tout son être. Pour Murielle Hladik, le succès de l’urbex passerait également par la recherche d'un certain frisson procuré à la fois par l'exploration en elle-même, mais aussi par l'idée inconsciente de transgresser les règles en foulant le sol de lieux qu'on ne devrait pas :



« Les arpenteurs de ruines sont à la recherche d’un frisson, d’une émotion proche de la peur qui leur procure une sensation ambiguë provoquée par le franchissement des interdits. Le plaisir des ruines (haikyo) reste souvent un plaisir solitaire… Pour pouvoir apprécier pleinement ces lieux à l’abandon – le plus souvent des constructions « récentes » faites de métal, bétons ou de bois –, il faut, tout au moins en apparence, avoir l’impression d’en être le premier découvreur, le pionnier. Et quand bien même, on n’ignore pas que d’autres sont passés avant nous, car on en voit les traces, les indices. Cette satisfaction de la première découverte, intimement mêlée d’interdit – contourner la loi, franchir un mur, une palissade éventrée… – doit être sans cesse renouvelée » (Traces du paysage)




Bien plus que de simples ruines, les Haikyo sont donc l'essence même d'une expérience unique qui redéfinie le tourisme au Japon.





Conclusion



La popularité des Haikyo au Japon est dû à plusieurs choses. D'une part, les conditions économiques et sociales du siècle dernier ont favorisé leur prolifération sur l'archipel. De l'autre, les codes culturels ont fourni un contexte favorable à leur popularisation auprès des artistes japonais. Enfin, la  recherche des Haikyo s'inscrit dans une activité unique qui arrive à séduire à l'étranger par son concept original qui réinvente le tourisme urbain.





Bonus : Quelques sites utiles…



Si vous êtes intéressés par les Haikyo, voici deux sites très intéressants qui vous permettront d'en apprendre un peu plus sur les ruines japonaises. Ce sont des sites réalisés par desurbexers expérimentés avec pleins de petits conseils pour découvrir la beauté du Japon abandonné sans se faire de bobo. Au cas où vous voudriez éviter le tétanos ou la garde-à-vue en partant à la pêche aux Haikyo



Site de Jordan Meow (français) : https://haikyo.org/fr/


Site de Florian Seidel (anglais) : https://abandonedkansai.com/







Sources


Articles et ouvrages


CARPET BOMBING CULTURE (coll.), « Haikyo:The Modern Ruins of Japan »,carpetbombingculture.co.uk, 2017. [En ligne] à l'URL:http://carpetbombingculture.co.uk/book/haikyo-the-modern-ruins-of-japan/


FRASER Emma, « Urban Exploration as Adventure Tourism: journeying beyond the everyday », Contemporary geographies of leisure: tourism and mobility (de HAZEL Andrews, LES Roberts), 2012. [En ligne] à l'URL: https://books.google.fr/books?


HLADIK, Murielle, « Trace(s) du paysage. Monuments et « lieux de mémoire » au Japon », Sociétés et représentations, vol.22, 2006, p. 104-119. [En ligne] à l'URL:https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2006-2-page-104.htm


_______________, Habiter le temps ou la poétique des ruines, 2010. [En ligne] à l'URL :https://www.kwansei.ac.jp/s_sociology/attached/0000056010.pdf


HORNYAK Tim, « The lure of Japan’s mysterious ruins », The Japan Times, 2016. [En ligne] à l'URL : https://www.japantimes.co.jp/life/2016/08/13/travel/lure-japans-mysterious-ruins/#.WqN0PShubIX


LEHTINEN Sanna, « Personal Space and the Everyday Aesthetic Experience. Boundaries and Definitions », Performing Cultures (de PETRI Jakub), 2015, p 147-155. [En ligne] à l'URL:


METROPOLIS (coll.), « THE FINAL FRONTIER: Gaijin are getting in on the haikyo hobby »,Metropolis, 2012. [En ligne] à l'URL: https://metropolisjapan.com/the-final-frontier/


NISHIYAMA Matsunosuke, Edo Culture: Daily Life and Diversions in Urban Japan, 1600-1868. University of Hawaii Press, 1997, 309 p. [En ligne] à l'URL :https://books.google.co.jp/books/about/Edo_Culture.html?id=gudOOeIuoYIC&redir_esc=y


SZULMAJSTER-CELNIKIER, Anne, « Champ de « ruines » et de « catastrophe » en interlinguistique : spectres et polarités », Linguistique, vol.48, 2012, p 131-158. [En ligne] à l'URL :


WHITEHEAD Kate, « Urban explorers: Uncovering abandoned sex museums and decrepit amusement parks »,CNN Travel, 2014. [En ligne] à l'URL :https://edition.cnn.com/travel/article/japan-urban-exploration/index.html


Sites


Site du Ministère de la santé: http://www.mhlw.go.jp/



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