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[Question-Con]Pourquoi est-il mal vu de parler au téléphone dans les transports en commun au Japon ?







Tokyo, ligne de métro Namboku, samedi, 16h30 : une dizaine de lycéens rentre chez soi après une compétition de base-ball, des jeunes femmes assises sur les banquettes discutent de leurs derniers achats, et certains hommes restés debout récupèrent doucement de leurs heures supplémentaires à moitié avachis sur leurs voisins de trajet, voici un tableau sans doute banal des week-ends tokyoïtes, loin de l'horreur qui allait se dérouler quelques minutes plus tard.


En effet, le métro de Tokyo, c'est toujours très calme ! Du moins, c'est comme cela que les usagers aimeraient qu'il soit. Pas d’éclats de rire trop prononcés, pas de sonnerie de téléphone qui retentisse inopinément entre deux arrêts, il faudrait pouvoir entendre les mouches voler et les papys tousser.


Pourtant à 16h35, un drame se produisit : un individu de type masculin osa répondre au téléphone ! Pire encore, le malotru a continué sa conversation pendant quelques secondes en chuchotant sous le regard scandalisé des autres passagers !


Des regards scandalisés ? J'exagère peut-être un peu ici. Cela dit, nous ne sommes pas si loin de la vérité. Téléphoner dans les transports en commun reste très mal vu au Japon. Et que vous racontiez votre vie entière à la rame de métro en criant ou que vous chuchotiez, vous vous attirerez toujours quelques regards désobligeants.



Pourquoi devient-on ainsi le paria de la rame, l'homme à abattre du wagon, lorsqu'on décroche son téléphone dans les transports en commun ? C'est la question-con du mois !




(Quand il y en a un qui décroche dans le wagon)





Hypothèse 1: parce que cela fait trop de bruit ?



On l'a tous déjà eu à côté de nous au moins une fois en prenant le bus ou le métro, son oreille semble greffée au combiné et son volume sonore est supérieur à celui de tout le wagon, OUI c'est bien lui, le kéké au téléphone !


On ne va pas se mentir, c'est très désagréable de devoir écouter son voisin de transport déblatérer des banalités avec une mine plus ou moins expressive à côté de soi. Surtout lorsqu'il règne un calme quasi-absolu dans le dit transport ! C'est bruyant, c'est agaçant, et c'est surtout très irrespectueux pour les autres passagers qui aimeraient pouvoir profiter encore un peu du calme du trajet avant de retrouver les joies du brouhaha de la rue.



Ceci serait d'ailleurs d'autant plus vrai au Japon, où le respect des autres et des communs fait partie intégrante de la culture locale.


En effet, le Japon est ce qu'on appelle une ''société de groupe''. Et le bien-être du tout primant sur celui de l'individu, déranger l'autre de quelque manière que ce soit s'apparenterait directement à de l'impolitesse. C'est faire prédominer son individualité sur celle d'autrui, et c'est très mal accepté ici !


À ce titre, téléphoner dans les transports en commun aurait de quoi faire lever les yeux au ciel.

Non seulement cela perturbe le bien-être auditif des autres usagers, mais cela attire également l'attention sur soi, quelque chose qu'il est très mal vu de faire dans une société où on aurait tendance à prôner le conformisme !



Notre première hypothèse aurait donc tout pour être validée : le téléphone c'est bruyant, le bruit c'est mal vu, affaire classée comme on dit !


Pourtant, quand on prend régulièrement les transports en commun, on se rend compte que quelque chose ne va pas avec cette hypothèse. En effet, le kéké au téléphone n'est pas le seul à faire profiter le wagon de sa conversation. Loin de là !








Les transports japonais sans le moindre bruit, c'est un MYTHE !

OUI c'est silencieux, OUI c'est beaucoup moins bruyant que la plupart des transports en commun qu'on prend en France, mais NON, il n'y a pas ZERO bruit dans les wagons !

Entre le jeune qui pense qu'il est de bon ton de faire profiter ses comparses de voyage de sa musique techno, les salarymen qui parlent boulot, et les pipelettes du fond de la rame qui médisent sur le dos de leur copine fraîchement célibataire, il y aura toujours une voix ou deux pour briser le silence absolu du train dans lequel vous vous trouverez.


S'il était réellement interdit de faire du bruit dans les transports en commun, il serait donc également interdit de discuter avec son voisin. Or, il n'est pas du tout interdit de parler dans les transports de l'archipel. Et vous avez tout à fait le droit de raconter votre vie au premier venu si vous le faites en chuchotant.

A contrario, si vous répondez au téléphone même en murmurant, vous vous attirerez souvent les foudres des autres passagers.

C'est notamment ce que suggère un sondage réalisé en 2010 par l'Association des Chemins de Fer Privés Japonais.







Dans une étude menée auprès de plus de 2 400 personnes pour savoir ce qui dérangeait les habitués des services ferroviaires, les conversations téléphoniques apparaissaient comme l'une des premières nuisances auditives qu'on puisse rencontrer dans le train (18,5%), juste derrière les rires des jeunes qui s'esclaffent un peu trop bruyamment dans les wagons (33,2%). Les discussions entre passagers aussi sonores soient-elles ne faisaient même pas partie du classement.


Alors pourquoi une telle injustice ? Que le kéké au téléphone soit un paria parce que sa voix représente à elle seule 90 % de l'ambiance sonore du wagon, je veux bien, mais pourquoi est-il mal vu de chuchoter dans le combiné alors que les conversations entre passagers sont socialement acceptées ?!



C'est ce qu'on va maintenant tenter de découvrir !




(Notez toutefois que parler trop fort dans les transports en commun n'est bien évidemment pas très apprécié non plus)





Hypothèse 2 : parce que les autres passagers sont mal à l'aise ?



Si ce n'est pas la conversation en elle-même qui dérange ni son volume, alors qu'est-ce qui peut bien nous empêcher de répondre au téléphone dans les transports au commun ?


C'est également la question que s'est posée le journal Yomiuri Shimbun l'année dernière !


Appartenant aux 5 journaux nationaux avec le Asahi, le Mainichi, le Nihon Keizai et le Sankei, Yomiuri Shimbun est un quotidien à tendance conservatrice très populaire sur l'archipel depuis sa création en 1874. Avec plus de 10 millions de lecteurs chaque jour, il serait même le journal le plus lu du Japon !


Le 28 août 2017, le quotidien pose alors la fameuse question dans sa rubrique en ligne ''Énoncé de Komachi (発言小町), un forum où les abonnés peuvent débattre de différents sujets. La thématique semblant intriguer les internautes, les réponses ne se font pas attendre :


« Si on parle trop fort au téléphone, cela empêche d'entendre les annonces du chef de gare »

« Les ondes émises par les portables conduisent à un mauvais fonctionnement des dispositifs médicaux comme les pacemakers par exemple »

«  Parce que c'est bruyant c'est tout. Si vous passez un long coup de fil, ça dérange […] on a tendance à parler plus fort au téléphone en plus »

[Yomuiri Online, 2017]


Impossibilité d'entendre les annonces dans les transports, peur de brouiller les signaux envoyés par les appareils médicaux, ou tout simplement « parce que c'est une règle de savoir vivre et qu'il faut la respecter », de nombreuses raisons sont données par les abonnés du Yomuiri Shimbun sur le fait qu'il ne faut pas téléphoner dans les transports en commun.


Pourtant, parmi les cinq pages de réponses apportées à la question, une explication revient plus souvent que les autres. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle est surprenante :



« Au début je pensais que c'était parce que c'était bruyant, mais en fait, c'est plus parce que quand quelqu'un parle au téléphone, on a l'impression qu'il est coupé du monde. Et moi, ça me met mal à l'aise »

« On a l'impression que la personne parle toute seule, c'est bizarre »

« Dans le cas où vous parlez à deux personnes ou plus, personne ne fera attention, alors que si vous parlez tout seul au téléphone, on entend que votre voix, donc on va faire attention »

[Yomuiri Online, 2017]


Pourquoi est-il mal vu de téléphoner dans les transports en commun ? Ce serait tout simplement parce que les personnes qui écouteraient la conversation seraient frustrées de ne pas pouvoir l'entendre en entier !


En effet, contrairement à une conversation entre passagers, la conversation téléphonique ne permet d'entendre qu'un seul des deux interlocuteurs. Elle attire alors directement l'oreille, et fait qu'on s'attarderait plus facilement sur ce qui est dit. Quant à savoir ce que peut bien raconter le deuxième interlocuteur, ça, ça reste un mystère ! Et un mystère qui agace selon les abonnés du Yomuiri Shimbun !


Pour les internautes, le fait de n'entendre qu'une partie de la conversation attiserait la curiosité au point de se sentir mal à l'aise. On ne comprend pas tout ce qui est dit, on psychote sur le contenu de l'appel, et on est agacé de ne pas avoir tous les éléments de réponse :



« Quand on discute entre amis, on peut voir à qui on parle, et ce qui est dit ne regarde que les deux personnes concernées. Alors que quand quelqu'un parle au téléphone, on a l'impression que tout le monde se sent concerné car on ne sait pas à qui la personne s'adresse. Du coup, on a tendance à écouter sans qu'on le veuille, et ça devient gênant car on ne sait pas de quoi ça retourne »

[Yomuiri Online, 2017]


En réalité, ce phénomène n'est pas que Japonais. Il se base sur ce qu'on appelle l'illusion d'Heider-Simmel, et serait à l'origine de beaucoup de peurs collectives liées à une information incomplète ou difficile à comprendre. C'est le cas par exemple des théories du complot, qui se basent elles-aussi sur ce phénomène psychologique si on en croire les propos du Nouvel Obs :



« L’illusion d’Heider-Simmel consiste à attribuer des intentions pour décrire et comprendre des événements autrement difficilement explicables. Étant donné qu’une des caractéristiques principales de toute théorie du complot est de chercher une intention unique (celle d’une société secrète ou d’un conspirateur isolé) derrière des événements disparates et des coïncidences troublantes s’inscrivant dans le cadre d’une situation complexe, on peut penser que le conspirationnisme est une émanation relativement naturelle de la théorie de l’esprit, puisqu’il permet de ramener au sein d’un cadre commun et intuitif pour l’homme une succession d’observations ambiguës et inexpliquées. »

[NouvelObs, 2017]


Bien entendu, entre les actes présumés d'un complot et une conversation téléphonique qu'on ne comprend pas, il y a deux mondes. Et de l'élaboration de théories personnelles pour tenter de raccrocher les wagons et de donner un sens à ce qu'on entend, à la théorie complotiste partagée par tout un groupe d'individus, l'écart est grand.


Toutefois, les deux actions seraient le résultat (pas très agréable je vous l'accorde) de nos capacités cognitives à vouloir donner du sens aux choses qui nous entourent : à force de chercher absolument une explication à ce qu'on voit (ou à ce qu'on entend dans le cadre du téléphone), on réfléchit trop, on réfléchit mal, et on s'énerve tout seul !







La discussion lancée par le Yomuiri Shimbun a eu tellement de succès sur la toile, que d'autres médias ont eux aussi décidé de poser la question à leurs utilisateurs pour voir ce qu'il en était, à l'image de J-cast News, un groupe médiatique qui gère plusieurs sites d'informations en ligne.

Encore une fois, les réponses des internautes ont évoqué la gêne provoquée par le monologue téléphonique :


« Bien que j'écoute parfois aussi les conversations à deux, quand la conversation n'est que d'un seul côté j'écoute encore plus, et ça me met mal à l'aise parce que c'est décousu »

[J-cast News, 2017]


Si le quotidien Yomuiri Shimbun a eu le mérite de mettre l'explication en lumière, il n'est pourtant pas le premier média à s'être interrogé sur le sujet. En faisant mes recherches, j'ai pu constater que des questions similaires avaient été posées plusieurs fois sur le web japonais au cours des cinq dernières années. Et j'ai même retrouvé un topic datant de 2011 sur Yahoo, où les réponses apportées par les internautes étaient encore une fois sensiblement les mêmes :


« On dit que le téléphone est bruyant, mais c'est très contradictoire [qu'on ne puisse pas téléphoner mais qu'on puisse discuter dans les transports]. S'ils veulent le silence dans le train, il faut aussi interdire de parler. Il y a des conversations beaucoup plus bruyantes que le téléphone ! […] C'est surtout parce qu'on a la conversation qu'à moitié que le téléphone irrite »

[Yahoo, 2011]


Qui l'eut cru qu'on aimait bien les commérages sur l'archipel !







Conclusion 


Contrairement à ce qu'on pourrait penser, l'aspect bruyant de la conversation téléphonique n'est pas à l'origine de sa mauvaise image auprès des usagers japonais. Et ce serait bel et bien la conversation tronquée et le stress qu'engendrerait cette dernière chez celui qui l'écoute qui serait au cœur des mauvais regards qu’attise le téléphone dans les transports en commun. C'est pourquoi si d'aventure il vous venait à l'esprit de répondre à un appel dans le train, mettez le haut-parleur ! Qui sait, avec un peu de chance, vous vous attirerez peut-être des regards reconnaissants ?





Sources



Articles


MAEJIMA Kenji, « Est-il possible d'arrêter de parler au téléphone dans le train ? » [Trad. du Japonais], Bengo News, 2018. [En ligne] à l'URL :https://www.bengo4.com/internet/n_7451/


NEURO89 (Pseud.), « Théories du complot : pourquoi le cerveau s’emmêle quand il s'en mèle ? », Nouvel Obs, 2016. [En ligne] à l'URL :https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-neuro89/20160103.RUE2203/theories-du-complot-pourquoi-le-cerveau-s-emmele-quand-il-s-en-mele.html


Forums japonais


→J-cast News (2017): https://www.j-cast.com/trend/2017/09/15308533.html?p=all


→Yahoo (2011): https://detail.chiebukuro.yahoo.co.jp/qa/question_detail/q1257346627?page=1


→Yomuiri Shimbun (2017): http://komachi.yomiuri.co.jp/t/2017/0828/816897.htm?o=0&p=2




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