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[Question-Con] Pourquoi les vélos roulent-ils sur le trottoir au Japon ?


Source: Pixabay


Traverser la route au Japon, c’est comme en France, ce n’est pas bien compliqué : il suffit d’attendre que le petit bonhomme passe au vert ; de regarder une fois à droite et une fois à gauche pour éviter tout danger ; puis de s’élancer sur le passage piéton en mettant un pied devant l’autre pour atteindre le trottoir d’en face. Là où les choses différeront cependant, c’est en arrivant sur le dit trottoir ! Car si sur l’hexagone le principal obstacle à surmonter pour marcher en toute quiétude sur le bas-côté reste petit, noir, et malodorant, au Japon, le danger prend principalement la forme d’un humanoïde perché sur deux roues. Une espèce hybride, qui s’est affranchie de toutes les lois : le cycliste.



(Le mal du trottoir japonais est….)




Très populaire sur l’archipel depuis la crise de l’essence des années 70, le vélo est l’un des moyens de locomotion préférés des Japonais. Peu cher à l’achat, écologique, et ne nécessitant aucune autre ressource que les deux pieds de son conducteur pour fonctionner, il est en effet idéal dans un pays densément peuplé et soumis régulièrement aux catastrophes naturelles.

C’est pourquoi d’après les universitaires Koike et Morimoto (2000), un Japonais sur deux en posséderait désormais un. Des chiffres corrélés par le magazine Zoom Japon (2016), qui recensait d’ailleurs en 2016 plus de 72 millions de vélos en circulation sur l’ensemble du pays !


Pour autant, la bicyclette est loin de faire l’unanimité au pays du soleil levant. Et si les joies du deux roues animent chaque matin une bonne partie de la population, une autre partie, elle, fait grise mine-la partie piétonne, qui doit souvent partager son morceau de trottoir avec les fous du guidon.


Venant d’un pays où le piéton est censé rester maître de l’espace pédestre, cette histoire de garde partagée m’a interpellée. Pourquoi les vélos roulent-ils sur le trottoir au Japon ? En ont-ils seulement le droit ? C’est notre Question-Con du mois de septembre !



(à bicycletteeee...)




Hypothèse 1 : rouler sur le trottoir, c’est légal


Cela aurait pu être la Question-Con Japon la plus courte de l’histoire tant la réponse aurait pu sembler évidente, et pourtant : NON, ce n’est pas légal de rouler en vélo sur le trottoir au Japon ! Du moins, pas tout à fait…


En effet, selon la loi japonaise, les vélos sont soumis OFFICIELLEMENT aux mêmes règles de circulation que les autres véhicules. De ce fait, les cyclistes n’ont EN THÉORIE ni le droit de griller de feu, ni le droit de conduire sous influence de l’alcool.

De la même manière, ils n’ont pas non plus le droit de rouler sur le trottoir, sauf indication contraire ou cycliste âgé de moins de 13 ans.

C’est notamment ce que rappelle le collectif Japan Info dans un article posté en 2017 à destination des futurs cyclistes étrangers :


« Si n’y a pas de signe [autorisant les vélos], seuls les enfants de moins de 13 ans sont autorisés à rouler sur le trottoir »

(Japan Info, 2017)



A titre purement informatif, sachez également qu’il est interdit de téléphoner au guidon, d’écouter de la musique, de conduire avec un parapluie ouvert, ou encore de s’adonner au futari nori unten (二人乗り運転, la conduite à deux) lorsque le ‘’passager’’ a plus de 6 ans.

Dans la même veine, rappelons enfin que les enfants de moins de 13 ans ont obligation de porter un casque depuis que la loi a été révisée en 2008, et que la violation de certaines des règles ci-dessus peut aller jusqu’à 500 000 yens d’amende (4 272 euros) (ex : griller un feu, conduire au téléphone), voire 5 ans de prison (ex : conduite en état d’ivresse).


EN THÉORIE ! Car dans la pratique, le vélo au Japon c’est un peu comme les photos Tinder : la réalité est parfois bien différente…


Cyclistes qui grillent les feux rouges, imprudents qui surgissent inopinément des rues adjacentes pour s’insérer comme des sagouins dans le sens de la marche, et conducteurs de plus de 13 ans sur les trottoirs, les règles de circulation routière semblent faites pour êtres brisées à grand coup de pédales. Et ça, dans une société où il est bien vu de suivre les règles à lettre, ce n’est pas très banal…


C’est notamment ce que rapporte le quotidien Yomiuri Shimbun (2011) en 2011 :


« De nombreuses personnes ont peur qu’un vélo déboule droit devant elles lorsqu’elles marchent sur le trottoir. Les collisions entre un vélo et un piéton alors que le vélo a essayé de doubler ne sont pas si rares […] On voit souvent des personnes à vélo en train de parler au téléphone ou même de lire leur mails. Voir des cyclistes qui arrivent sur le trottoir à toute vitesse et qui klaxonnent les piétons est devenu une habitude quotidienne […] Certains cyclistes roulent tellement vite qu’ils pourraient assommer un piéton »

(Yomiuri Shimbun, 2011)



Pourtant, il y aurait bien une explication logique derrière tout ça. Du moins, pour le cas des vélos sur le trottoir…

Car si tout le monde s’accorde à dire que griller un feu ou une priorité à vélo relève d’un manque de savoir vivre de droit divin, le fait de blasphémer ouvertement le code de la route en pédalant parmi les piétons serait quant à lui plutôt encourager.

Et pour cause, il s’agirait ici de respecter une règle de la plus haute importance ! Une règle qui justifiait de ne pas tenir compte des injonctions juridiques : celle d’assurer sa propre sécurité.



sources: NewsYahoo.jp

sources: cyclist.sanpo.jp

(A titre purement informatif également…. (sources : voir ci-dessus))




Hypothèse 2 : une question de sécurité ?


‘’Rouler sur le trottoir, c’est plus prudent’’.


C’est du moins l’explication principale ( ̶l̶a̶ ̶s̶e̶u̶l̶e̶?̶) qu’avancent les cyclistes japonais pour légitimer leur droit de rouler sur le trottoir.

Pour comprendre cette revendication, il faut alors remonter au début des années 1970, là où les cyclistes avaient ordre de partager la chaussée avec les voitures, et où les piétons pouvaient encore marcher en toute quiétude à côté de la route.


En effet, dans les années 1960, il était STRICTEMENT interdit de poser une roue sur le trottoir. Et si un omawarisan prenait un cycliste téméraire en flagrant délit, ce dernier était sanctionné.

En réalité, ce n’est qu’à partir des années 1970 qu’on a commencé à autoriser les vélos à partager UNE PARTIE de l’espace pédestre avec les piétons, quand la trafic routier est devenu plus dense, et que rouler sur la chaussée mettait en danger de nombreux cyclistes.

C’est notamment ce que souligne The Japan Times (2007) dans un article consacré aux vélos en 2007 :


« Jusque dans les années 1970, il était interdit de rouler sur le trottoir. Mais avec l’augmentation rapide du nombre de voitures durant les premières années qui suivirent la guerre, les cyclistes ont fini par rouler sur les trottoirs par sécurité. La circulation était chaotique, et il y avait peu d’agents de sécurité routière au niveau des carrefours ou des feux. Les lecteurs qui étaient au Japon dans les années 60 et 70 doivent se souvenir du terme ‘’Kotsu senso’’ (la guerre de la circulation) […] Les dangers de la circulation sont devenus un problème social, et une des stratégies pour réduire le nombre de morts sur les routes a été de changer la loi et d’autoriser les vélos à rouler sur le trottoir sur l’espace autorisé »

(Japan Times, 2007)




Avec un nombre d’automobilistes croissant et peu de forces de l’ordre sur les routes, les cyclistes ont donc dû migrer sur le trottoir pour leur propre sécurité. C’est pourquoi en 1978 apparaissent les Jitensha Oyobi Hokosha Senyo Doro Hyoshiki (自転車歩行者専用道路)-communément appelées jitenshadô (自転車道)- les pistes cyclables de trottoir !


Aménagées en complément des pistes cyclables déjà existantes sur la chaussée, les jitenshadô sont des voies permettant aux cyclistes de rouler en toute sécurité en dehors de la route sans venir troubler l’espace piéton. Elles sont signalées par un panneau bleu au début de la rue, et sont généralement assez larges pour permettre aux vélos et aux piétons d’avoir chacun une partie distincte du trottoir.



(Quelques jitenshadô (sources : Wikiwand))




Malheureusement, les pistes réservées aux vélos (qu’elles soient de trottoir ou de chaussée) sont très peu nombreuses sur l’archipel. Et pour l’universitaire Hirotaka Koike (1991), ces dernières ne seraient d’ailleurs pas assez présentes en ville contrairement aux zones rurales où les espaces plus larges favorisent l’implantation de ce genre de voie :


« Les pistes cyclables exclusivement réservées aux vélos se trouvent généralement en banlieue ou en zone rurale. Leur but est de permettre ici le cyclisme de loisir. Les bords de rivière et les bords de chemin de fer abandonnés sont communément utilisés dans ce but. La circulation y est peu dense sauf durant les vacances ou les saisons touristiques »

(Current Issues and Problems of Bicycle Transport in Japan, 1991)




En effet, le manque de place en ville est l’une des principales raisons pour lesquelles les pistes cyclables sont si peu nombreuses au Japon :


« Les autres pays ont réduit le nombre d’accidents en séparant l’espace routier, de l’espace cyclable et de l’espace piéton. Mais le Japon est lent dans l’idée d’adopter de vraies pistes cyclables à cause notamment du manque de place »

( The Japan Times, 2007)



C’est pourquoi les vélos ont trouvé leur propre solution pour garantir leur sécurité personnelle : rouler sur l’espace piéton du trottoir, qu’il y ait une piste cyclable à proximité ou non !


En effet, il n’est pas rare désormais de voir des vélos circuler parmi les piétons malgré le fait qu’il y ait une piste cyclable deux mètres plus loin.

En 2000, les chercheurs Koike et Morimoto (2000) se sont d’ailleurs amusés à estimer le pourcentage de vélos qui roulaient sur les pistes cyclables. Et devinez quoi ? Seulement 2 % des cyclistes réguliers empruntaient la piste cyclable de la chaussée ! 4 % utilisaient quant à eux les jitenshadô, et 94 % se complaisaient à rouler sur l’espace piéton du trottoir.


Devant l’obligation de remettre les pendules à l’heure, le gouvernement a alors fait passer une loi en 1981 dans le but de limiter l’accès de l’espace piéton au vélo.

La loi, qui a été reçue plutôt favorablement, stipulait alors que les vélos qui refusaient de regagner la chaussée pour X raisons étaient en effet autorisés à rouler sur les trottoirs 100 % pédestres. A posteriori, la loi a précisé que les vélos n’étaient autorisés à y rouler SEULEMENT lorsqu’aucune piste cyclable n’était en vue, et qu’ils devaient néanmoins respecter les piétons et les règles du code de la route en évitant de rouler en plein milieu du passage pour garantir la sécurité de l’ENSEMBLE des usagers.


Comment les cyclistes de l’époque ont-ils interprété la loi ?


En mode Yolo !


Si bien qu’aujourd’hui la loi de 1981 est perçue comme une pleine autorisation de rouler comme on le veut sur le trottoir. C’est notamment ce qu’avancent Koike et Morimoto (2000) dans leur article sur les usages du vélo au Japon à la veille de l’an 2000 :


« Les cyclistes en ont profité pour ne plus obéir au code de la route du tout. La loi de 1981 qui autorise les vélos à partager le trottoir avec les piétions a contribué à l’attitude générale de peu considérer le code de la route »

(A Study on Measures to Promote Bicycle Usage in Japan, 2000)



Et c’est là où le bât blesse ! Car désormais, les conducteurs du dimanche se retrouvent aussi dans l’espace piéton tout au long de la semaine !

En 2005, The Japan Times (2007) recensait ainsi 2,435 collisions entre cyclistes et piétons, dont une sur six de mortelle. En 2010, c’est le magazine Tofugu (2012) qui comptabilisait 658 accidents mortels sur l’archipel dus à la rencontre fortuite entre un vélo et un piéton. Pour The Japan Times, le Japon est même l’un des pays où le vélo tue le plus, devant la France, l’Italie, l’Allemagne et les Pays-bas réunis :


« Selon les chiffres de la base de données internationale du trafic routier et des accidents (International Road Traffic and Accident Database), il y a plus de personnes qui décèdent à vélo au Japon qu’en Allemagne, en France, en Italie et aux Pays-bas réunis »

(The Japan Times, 2007)



D’après Facts and Details (2012), l’Agence de la Police Nationale (National Police Agency) a même montré que les accidents de la route impliquant des vélos avaient augmenté de 20 % ces dix dernières années. Et que si à la fin des années 90 on recensait environ 1 100 collisions entre vélos et piétons chaque année, en 2009, ces accidents avaient passé la barre des 2 900 par an :


« Les chiffres de l’Agence de la Police Nationale ont montré une augmentation de 20 % des accidents impliquant des vélos. Les collisions reportées entre vélos et piétons étaient de 2 900 en 2009 et de 2 800 en 2010, soit une augmentation de plus de 1 800 collisions par rapport aux dernières années »

(Facts and Details, 2012)


(C’est l’histoire d’un vélo et d’un piéton qui se rencontrent sur un trottoir, et… )




Le nombre d’accidents dus à l’absence de savoir-vivre des cyclistes est ainsi la principale source d’exaspération des piétons qui craignent désormais eux aussi pour leur sécurité. C’est pourquoi l’explication donnée par les cyclistes pour légitimer leur migration vers le trottoir ne tient ABSOLUMENT pas la route ( ̶r̶o̶u̶t̶e̶.̶.̶.̶t̶r̶o̶t̶t̶o̶i̶r̶…̶ ̶h̶m̶m̶) !


En effet, s’il s’agissait d’une réelle question de sécurité, les cyclistes commenceraient déjà par rouler sur les pistes cyclables qu’on trouve sur la chaussée ou sur le trottoir dans le but d’éviter les collisions avec les voitures mais également avec les piétons.

Quand bien même il n’y aurait absolument aucun espace réservé aux vélos dans les environs, à défaut de rouler sur la chaussée, ils s’efforceraient également de ne pas rouler en plein milieu d’un trottoir dit 100 % pédestre lorsqu’ils y sont contraints. Au contraire, ils essaieraient de faire profil bas en évitant de slalomer entre les piétons… pour des raisons de sécurité justement !


Deuxièmement, s’ils étaient à ce point à cheval sur le guidon de la responsabilité, les vélos respecteraient aussi les autres injonctions du code de la route, comme le port du casque pour les enfants, l’interdiction de téléphoner, et tout le tintouin qui fait qu’on met en gage sa propre vie lorsqu’on le transgresse.


C’est pourquoi de mon point de vue, cette hypothèse n’est pas valide sur la durée. Et légitimer le fait de rouler sur l’ENSEMBLE du trottoir au nom d’une pseudo ‘’sécurité’’ sent l’arnaque à plein nez comme l’achat de sacs Prada sur le marché de Vintimille !


A contrario, je ne nie pas l’hypothèse d’une interprétation très personnelle de la loi de 1981. Et j’irai même à avancer une seconde explication pour renforcer cette dernière : le manque de rappel à l’ordre et d’encadrement de la part des forces de police…



(Les cyclistes au Japon… probablement)




Hypothèse 3 : un manque de fermeté des autorités ?


Être cycliste au Japon, c’est être un peu le Louis XIV de la chaussée ( ̶o̶u̶ ̶ê̶t̶r̶e̶ ̶b̶é̶l̶i̶e̶r̶): on interprète la loi à sa sauce pour qu’elle aille dans le sens qu’on souhaite, et on y gagne une sorte de passe-droit divin qui nous immunise de toute répression.


En effet, les infractions à vélo ne sont généralement PAS prises en compte par les amis de Mr Mori: vous roulez trop vite en face d’une école primaire ? Les enfants ont de bons réflexes, ce n’est pas bien grave !; vous téléphonez en pédalant ? Faites simplement attention à ne pas parler trop fort au niveau du passage piéton… ça pourrait déranger les autres usagers du trottoir.

Dans tous les cas, vous ne serez quasiment jamais arrêté par les forces de l’ordre. Et personne, pas même les papys surpris par le klaxon du vélo, ne vous fera de remarque. Là où vous encourrez quelque chose, ce sera uniquement si vous renversez l’un de ces fameux papys.

C’est notamment ce que rappelle Alice Gordenker, rédactrice pour The Japan Times (2007) :


« Une des raisons [pour lesquelles les cyclistes continuent leurs mauvaises habitudes sur le trottoir] est que tout les officiers auxquels j’ai parlé m’ont assuré qu’ils fermaient les yeux [sur ces comportements] sauf si le cycliste causait un accident »

(The Japan Times, 2007)



En effet, pénaliser l’ensemble des vélos qui roulent de manière illégale sur le trottoir prendrait un temps monstrueux. C’est pourquoi les omawarisan étant déjà bien occupés, les infractions à bicyclette ne font pas partie des priorités de la brigade mobile. Ou du moins elle n’en font plus partie, puisqu’il y a pourtant eu une époque où la police a essayé d’enrailler les comportements illégaux des cyclistes. C’était en 2012, à la suite d’une campagne de prévention routière qui incitait les vélos à regagner la chaussée plutôt que le trottoir lorsqu’il n’y a plus de piste cyclable aux alentours.



(baisse les yeux manant: j’ai un vélo)




Véritable tollé, la campagne n’a pas eu l’effet escompté. Bien au contraire !

Avec une hausse d’accidents de vélo de 7 % les mois qui suivirent, elle a alors encore plus vacciné les cyclistes contre l’idée de regagner un jour le bord de la route.

C’est tout du moins ce que souligne Byron Kidd, le fondateur de l’association ‘’Tokyo by Bike’’, dans les colonnes du Metropolis (2014) :


« En 2012, une campagne a incité les cyclistes à rouler sur la route. Pendant cette période, les accidents impliquant des vélos ont augmenté de 7 %. Un porte-parole de police interviewé était incapable de dire si les deux étaient liés et a conclu ‘’qu’il fallait faire plus d’analyses’’ »

(Metropolis, 2014)



Au final, on ne sait toujours pas si la campagne et l’augmentation du nombre d’accidents cette année-là étaient liées. Et l’information venant de la bouche d’un grand défenseur de l’hypothèse 1, mieux vaut ne pas tirer de conclusions trop hâtives.

Cela dit, on ne peut que regretter l’échec de la campagne. Car si les cyclistes ont probablement mal interprété la loi de 1981, remettre ces âmes perdues dans le droit chemin ( ̶à̶ ̶s̶a̶v̶o̶i̶r̶ ̶c̶e̶l̶u̶i̶ ̶d̶e̶ ̶l̶a̶ ̶c̶h̶a̶u̶s̶s̶é̶e̶) 30 ans plus tard en continuant la campagne contre vents et marées aurait peut-être pu apporter un peu de civisme sur les trottoirs à défaut de les désencombrer.


En effet, le fait de ne pas avoir réprimandé les mauvais comportements dès le début a certainement dû influer sur l’ampleur que le phénomène a pris aujourd’hui. Et les cyclistes n’ayant eu aucune sanction au départ, ils n’ont été que conforter dans l’idée qu’ils avaient effectivement le droit de rouler sur l’espace piéton du trottoir.


Est-il désormais trop tard pour rectifier le tir ?


Probablement. D’autant plus que comme lors de la campagne de 2012, les forces de l’ordre semblent avoir totalement démissionné à l’idée de sanctionner ces comportements qui sont aujourd’hui acquis.


Après tout, on peut les comprendre : ce n’est pas facile de corriger une mauvaise habitude quand cette dernière est devenue la norme de comportement à adopter.



(un Omawarisan en 2012 devant un quinqua sur roulettes qui vient de griller un feu au passage piéton… probablement)




Théorie 4 : parce que c’est la norme en vigueur


Pour comprendre pourquoi la police semble avoir perdu foi en la répression de vélo, il faut jouer au jeu du Uno.


En effet, la loi de 1981, c’est un peu comme la carte +4. Officiellement, le joueur qui passe derrière celui qui pose la carte doit piocher 4 cartes, mais si dans la famille on joue avec une règle différente (par exemple, si le joueur malheureux a lui aussi un +4, alors il peut le poser et dans ce cas-là c’est le joueur encore d’après qui piochera 8 cartes), alors Thierry, le cousin de notre père peut bien rappeler la règle officielle à toute la famille lors d’une partie le dimanche après-midi, tout le monde lui dira de piocher 8 cartes et de bien fermer sa mouille car ici ‘’on a toujours fait comme ça’’.


Thierry dans notre situation, c’est les forces de l’ordre japonaises. Et essayer de verbaliser un vélo qui a une mauvaise conduite sur le trottoir, ça ne sert à rien : ça demande de son temps, ça emmerde royalement les deux parties concernées, et c’est surtout contre-productif puisque les cyclistes ne comprennent même pas pourquoi on les rappelle à l’ordre puisque tout le monde a toujours conduit comme ça !

C’est notamment ce que souligne le Grand Défenseur de la bicyclette à Tokyo, Byron Kidd (2013) :


« Occasionnellement après des années de négligence, la police entre en scène et essaie de faire passer de force les lois qui ont été écrites. Ça choque à chaque fois la population qui croit qu’elle est pleinement dans son droit puisqu’on leur a dit de faire et que c’est totalement accepté par la société »

(Tokyo by Bike, 2013)



En effet, le mal étant fait depuis les années 80, l’interprétation biaisée de la loi s’est répandue comme une traînée de poudre dans la société au fil des années. Elle s’est transmise de génération en génération, jusqu’au point qu’une grande partie de la population croit réellement qu’il est autorisé de rouler sur l’espace piéton du trottoir. Si en croit le magazine Tofugu (2012), 40 % de la population exactement ne saurait pas qu’un vélo est fait pour rouler sur la chaussée :


« Selon un sondage du gouvernement, 40 % du public ne sait pas que les vélos sont normalement faits pour rouler sur la route »

(Tofugu, 2012)






(Un cycliste qui se défend quand il reçoit un reproche… probablement)




Comment en est-on arrivé là ?


Probablement par un manque de prévention routière dès le plus jeune âge !


En effet, la sécurité routière est très peu enseignée à l’école japonaise. Et dans la plupart des cas, ce sera aux parents d’éduquer convenablement les cyclistes de demain. Le seul hic, c’est que les parents eux-même ne sont pas forcément bien au courant de la législation en matière de vélo. Et ça, c’est très problématique :


« Les cyclistes au Japon n’entendent jamais parler des règles en matière de vélo d’une source officielle, hormis les deux ou trois sessions de sécurité routière à l’école »

(Tokyo by Bike, 2013)


« Le manque d’éducation routière et d’opportunité de s’entraîner à conduire un vélo amène à ce que les cyclistes conduisent à leur dépend. On donne bien quelques brèves introductions à l’école primaire, mais ce n’est pas comparable aux cours donnés dans certains pays européens »

(Current Issues and Problems of Bicycle Transport in Japan, 1991)



Rien ne sert de se battre contre des moulins à vent ! C’est pourquoi les autorités ont abandonné :


« Après une ou deux semaines d’efforts [à essayer de verbaliser], la police retourne à son koban pour jouer au shogi »

(Tokyo by bike, 2013)



D’ailleurs au Japon, l’effet du ‘’on a toujours fait comme ça’’ est renforcé par celui de la société de groupe qui fait que si ‘’tout le monde le fait, alors on se doit de le faire aussi’’. Résultat ? Aujourd’hui rouler sur le trottoir est bel et bien devenu la norme sociale !






Définie comme étant l’ensemble des règles de conduite qu’il convient de suivre dans un groupe social donné, la norme sociale est la norme que le groupe a CHOISI de suivre pour maintenir sa cohésion.

Selon la psychosociologue Elizabeth Deswarte (date inconnue), fondatrice du site Psycho-Sociale.com, elle se transmet de génération en génération et émane alors d’un consensus qui n’a parfois rien à voir avec les règles juridiques. Et pour cause, elle n’a rien à voir avec les textes de loi ! Elle est en réalité issue d’une convergence d’opinions vers un point central qui permettra de répondre à un fait inédit.


En effet, pour les chercheurs français Amado et Guittet (1975), une norme sociale ne peut se créer que lorsque le groupe est confronté à une situation floue. Dès lors, le groupe va tenter de donner du sens à cette situation en adoptant une série d’actions qui au fur et à mesure du temps s’homogénéisera et amènera à une certitude quant à la situation de départ.


Dans le cas des vélos au Japon, le problème s’est installé avec la loi de 1981. Cette dernière ne devait pas être assez claire, et les cyclistes ont alors du commencer à l’interpréter.

Au fur et à mesure du temps, le groupe est finalement arrivé à un consensus qui fait sens et qui s’apparente de facto pour lui comme la seule interprétation possible de la loi : on a le droit de rouler à vélo sur le trottoir. Et le fait d’avoir redonné une directive plus claire par la suite n’y a alors rien changé puisque le consensus était déjà établi !


La norme étant conçue par l’intériorisation des valeurs chères au groupe (ici notamment le fait de faire passer sa propre sécurité avant tout en évitant la chaussée à tout prix), une norme ne peut donc JAMAIS être acceptée sous la contrainte. C’est pourquoi tant que les cyclistes ne verront pas d’eux-même le bien fondé à ne pas rouler sur l’espace piéton, les autorités auront beau rappeler les règles juridiques ça ne changera pas grand-chose au schmilblick.



(La norme sociale de la société japonaise versus la loi établie par le gouvernement japonais)




Conclusion


En théorie, les cyclistes n’ont donc pas le droit de rouler sur le trottoir, sauf sur les jitenshadô s’il y en a (ce qui reste toutefois qu’une petite partie du trottoir). Lorsqu’il n’y en a pas, les cyclistes frileux de regagner la chaussée en l’absence de piste cyclable sont néanmoins autorisés à utiliser le trottoir s’ils ne monopolisent pas l’espace et ne gênent pas les piétons.

En pratique cependant, on constate qu’une bonne partie des vélos roule quand même sur l’espace réservé aux piétons sans prendre le temps de s’inquiéter de ces derniers. Cela vient alors probablement d’un mélange de trois facteurs : une mauvaise interprétation des lois, une absence de répression policière, et une normalisation des mauvais comportements qui font qu’aujourd’hui il est normal de pédaler sur le trottoir au Japon.


Sources

AMADAO Gilles, GUITTET André, Dynamique des communications dans les groupes. Armin Collin, 2012 (ré-édition), 208 p.


DEROME, Jean, « A vélo, au Japon, on dépasse », Zoom Japon, 2016. [En ligne] à l’URL:https://zoomjapon.info/2016/06/doss/a-velo-au-japon/a-velo-au-japon-on-depasse/


DESWARTE, Elizabeth, « Les normes sociales », Psychologie-sociale.com, date inconnue. [En ligne] à l’URL: https://www.psychologie-sociale.com/index.php/fr/theories/normes/21-les-normes-sociales


FACTS AND DETAILS (Coll.), « Bicycles in Japan », Facts and Details, 2012. [En ligne] à l’URL: http://factsanddetails.com/japan/cat23/sub153/item855.html


FRANCISCO Aya, « How to ride a bicycle in Japan », Tofugu, 2012. [En ligne] à l’URL: https://www.tofugu.com/japan/bicycle-japan/


GORDENKER Alice, « Cycling on sidewalks », Japan Times, 2007. [En ligne] à l’URL:


JAPAN INFO (Coll.), « Cycling in Japan: Basic Rules, Prohibitions, Penalties, and Safety Tips », Japan Info, 2007. [En ligne] à l’URL: https://jpninfo.com/76265


KIDD Byrion, « Why Cycling Laws in Japan are like Monopoly Rules », Tokyo by Bike, 2013. [En ligne] à l’URL: http://www.tokyobybike.com/2013/09/why-cycling-laws-in-japan-are-like_16.html


KOIKE Hirotaka, « Current Issues and Problems of Bicycle

Transport in Japan », TRANSPORTATION RESEARCH RECORD 1294, 1991, p. 40-46. [En ligne] à l’URL: http://onlinepubs.trb.org/Onlinepubs/trr/1991/1294/1294-006.pdf


KOIKE Hirotaka, MORIMOTO Akinori, ITOH Kaoru, A Study on Measures to Promote Bicycle Usage in Japan, 2000, 7 p. [En ligne] à l’URL:http://citeseerx.ist.psu.edu/viewdoc/download?doi=10.1.1.631.7666&rep=rep1&type=pdf


METROPOLIS (Coll.), « Sidewalk Circus », Metropolis, 2014. [En ligne] à l’URL:



L’instant Playstation


PS1 : cet article peut paraître dure pour les cyclistes au Japon, mais je tiens à rappeler l’évidence : TOUS les cyclistes ne roulent bien évidemment PAS sur le trottoir ! Et il y a aussi de nombreux usagers qui prennent la peine d’emprunter les pistes cyclables ou qui conduisent raisonnablement sur le côté du trottoir lorsque celui-ci est 100 % piéton.


PS2 : j’ai changé la manière d’incorporer les auteurs dans le texte, puisque j’ai choisi cette fois-ci d’utiliser la méthode universitaire du ‘’(date)’’ à côté du nom de l’auteur. J’ai fait cela afin que ceux qui aimeraient lire les articles cités les retrouvent plus facilement dans la partie ‘’Sources’’ de l’article :) J’espère par contre que cela ne perturbe pas trop la dynamique de lecture...



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