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[Question-Con-Japon] Pourquoi le décolleté n’est-il pas populaire sur l'archipel ?




Si vous êtes déjà allé au Japon, vous aurait sûrement remarqué qu’il manque quelque chose dans les rues lorsque les beaux jours reviennent- et je ne parle pas des poubelles. Ce sont les décolletés !

Qu’on l’admire, qu’on le décrie, qu’on le prône fièrement ou qu’on le cache, le décolleté fait en effet tourner les yeux et délie les ̶m̶a̶u̶v̶a̶i̶s̶e̶s̶ langues depuis des générations. Notamment au pays du soleil levant, où sa présence n’est pas aussi répandue qu’en France.


Exposez votre 85D à Tokyo et vous aurez probablement deux ou trois regards interloqués. Exposez votre 85B et vous aurez sûrement le même résultat. Peu habituée à voir la lumière du jour, la naissance de la poitrine n’est en effet que rarement montrée sur l’archipel. Au point qu’on utilise même parfois des ‘’caches décolleté’’ lorsque le haut est trop échancré !



(La magie du cache décolleté (source : Ebay))




Partisane des T-shirts et des robes à encolure pas-bien-serrée, j’ai moi-même été surprise de constater que les Japonaises étaient au décolleté absent. Et bien que je ne sois personnellement pas embarrassée par ma poitrine, les quelques regards qu’on a pu me lancer lorsque que j’arborais fièrement mon timide décolleté lors de mon premier voyage au Japon m’avaient pour le moins interrogée.


Cinq étés plus tard, j’ai donc décidé de répondre à mes interrogations. Pourquoi tant de réticence à exposer ce qu’en France on s’évertue à mettre en valeur à coup de col en V et de push-up ? Que se cache-t-il sous le décolleté des Japonaises ( ̶s̶a̶n̶s̶ ̶m̶a̶u̶v̶a̶i̶s̶ ̶j̶e̶u̶ ̶d̶e̶ ̶m̶o̶t̶s̶) ? C’est notre Question-Con du mois d’octobre !






1. Hypothèse 1 : les Japonaises n’ont rien à montrer


On a tous ce petit plaisir qu’on n’assume pas. Pour certains c’est le pot de Nutella qui leur fait de l’œil un peu trop souvent, pour d’autres ce sont les vidéos cocooning d’Enjoy Phoenix. Et pour moi, ce sont les forums internationaux ( ̶e̶t̶ ̶l̶e̶ ̶N̶u̶t̶e̶l̶l̶a̶ ̶u̶n̶ ̶p̶e̶u̶ ̶q̶u̶a̶n̶d̶ ̶m̶ê̶m̶e̶).


Si vous traînez un peu sur ce genre de forum, vous constaterez alors que le décolleté nippon a déjà fait couler beaucoup d’encre. Pourquoi les Japonaises portent peu de décolleté ? Vais-je être mal vue si mon 95D naturel se promène à Shinjuku avec mon mari ? Dois-je mettre un T-shirt plutôt qu’un top lorsque je suis au Japon ? Les questions fusent et les réponses se ressemblent souvent : ‘’Mets un décolleté Chérie, après tout on te regarda avec envie et jalousie vu que les Japonaises n’ont pas de poitrine’’.


En effet, l’ingratitude de Dame Nature est l’une des premières hypothèses énoncées lorsqu’il s’agit d’élucider le mystère du décolleté japonais. Très prisée des forums anglo-saxons, elle se fonde sur le fait que la Japonaise moyenne ait moins de poitrine que l’Occidentale de base et que de ce fait, elle n’aurait aucun intérêt à mettre cette dernière en avant contrairement aux femmes de l’ouest qui sont généralement plus gâtées de ce côté-là.

C’est notre première hypothèse, et c’est celle que défendent nos amis du forum Japan-Guide (2012) :


« Je suis pas sûre que la Japonaise moyenne qui est toute fine puisse montrer quelque chose dans son décolleté même si elle le voulait »

« [Pourquoi met-on des décolletés en Europe] Peut-être parce qu’en Occident les gens aiment les grosses poitrines »

« Je pense que c’est vraiment quelque chose de culturel, le fait que les Occidentales soient fières de leur poitrine [contrairement aux Japonaises], du coup elles aiment bien montrer leur décolleté »

(Japan-guide.com, 2012)



On ne va pas tergiverser sur la question : cette hypothèse est à mon sens un peu trop simpliste.

Tout d’abord ce n’est pas parce qu’on a une petite poitrine qu’on ne peut pas en être fière (et la réciproque est vraie). Deuxièmement, on semble partir ici du principe que la femme s’habille dans le but de plaire en exposant ses atouts, et non pour toute autre raison. Je suis tout à fait d’accord sur le fait qu’on puisse s’habiller d’une certaine manière pour séduire, mais l’interprétation du message véhiculé par un vêtement dépendant du lieu et du contexte (on en reparle juste après), on ne peut pas réduire le schéma à ‘’décolleté=séduction’’. Enfin, je conçois que le rapport à soi soit déterminant quant à la manière de choisir ses vêtements, et personnellement je ne mettrai jamais de jupe courte vu que j’ai mes jambes en horreur, cela dit le rapport à son propre corps ne fait pas tout. Et celui qu’on entretient avec le corps ‘’social’’ est également prépondérant dans la manière de se vêtir. C’est pourquoi pour qu’il soit porté, un vêtement doit aussi être jugé comme portable socialement.



(Sur un forum anglo-saxon… probablement)



Si cette hypothèse ne m’emballe pas trop, je ne la nie pas non plus totalement. Après tout, il y a sûrement une part de vrai ici. Toutefois, lorsqu’on demande aux Japonais ce qu’ils pensent du décolleté, ce n’est pas forcément la taille de la poitrine de sa détentrice qui arrive en premier lieu sur le tapis des opinions. A contrario, on va plutôt insister sur le fait que ce n’est pas à la mode ici ou sur le fait que ce soit ‘’vulgaire’’, deux idées qui tendent d’ailleurs plus vers le rapport que la société entretient avec le vêtement plutôt que vers celui qu’on entretient avec son propre corps.

C’est également ce que souligne très justement le couple de youtubeurs Rachel et Jun dans un article sur les vêtements à porter au Japon (ou ne pas porter pour le coup) pour le magazine Tokyo Creative (date inconnue) :


« Le décolleté, quelle qu’en soit la raison (il y a beaucoup d’hypothèses), est toujours considéré globalement comme trop profond. Là où les Japonais considèrent que c’est un décolleté commence assez haut au niveau de la poitrine, et peu importe que ça laisse apparaître les seins ou pas, ça sera toujours trop profond pour eux MÊME SI VOUS ÊTES PLATE »

(Tokyo Creative, date inconnue)



C’est pourquoi à défaut de trop nous épancher sur le malheur japonais de la loterie mammaire, focalisons-nous un peu plus sur les deux points énoncés plus haut.






2. Hypothèse 2 : ce n’est pas à la mode


Si en France le décolleté fait partie des chouchous de la gare robe de ces dames depuis le début des années 1960 après une longue période de passage à vide post Renaissance, ce n’est pas forcément la même histoire au Japon.

Pas forcément perçu comme glamour sur une robe de soirée, inapproprié sur un chemisier, et jugé peu mignon sur un débardeur, le décolleté ne semble pas du tout à la mode sur l’archipel contrairement aux mini-jupes qui sont très tendances ici comme le rappellent Rachel et Jun (date inconnue) :


« Pour le meilleur comme pour le pire, le Japon est à l’opposé de beaucoup de pays dans le sens où le décolleté est jugé ‘’ indécent’’ là où les mini-shorts ou les mini-jupes sont okay ! Bien sûre, on ne les portera pas forcément pour aller voir ses beaux-parents ou pour aller au temple. Mais pour le shopping ? Soyez libre de montrer vos longues jambes ! »

(Tokyo Creative , date inconnue)



Alors qu’est ce qui est à la mode au Japon ?


Et bien tout simplement le respect du dress code : à chaque lieu et moment sa tenue !


Un déjeuner de boulot ? Un tailleur dont le chemisier est boutonné jusqu’en haut fera l’affaire. Un dîner en amoureux ? Une robe large à manche ballon sera tout à fait appropriée. Une sortie entre copines ? Une jupe et un T-shirt à col rond, ça sera parfait.


Et le décolleté dans tout ça ? On l’oublie ! Ça ne va dans aucune situation donc ce n’est pas tendance ! A la place, si vous ne savez pas quoi mettre, rien de mieux que la tenue japonaise ‘’officielle’’, le passe-partout du placard nippon, le modèle par excellence de la mode depuis plusieurs dizaines d’années : le konsaba-kei (コンサバ系, こんさばけい), aka la mode conservatrice.



(Photos: les tendances actuelles n’incorporent toujours pas le décolleté à leurs standings (sources:Yes Style et Pinimg.com))




Adaptée à tout âge et à toute morphologie, la mode conservatrice se compose d’une jupe (quelle que soit la longueur), d’un haut qui couvre la poitrine et d’une paire de talons (quelle que soit la hauteur). Elle est jugée discrète et élégante, et s’adapte à absolument toutes les situations tant les combinaisons et les styles qu’on peut en tirer peuvent se décliner à l’infini.

C’est ce que rappelle notamment la rédactrice japonaise Ikumi Taneya (2017) pour le magazine Medium en 2017, au cours d’un article sur la mode et les normes sociales au Japon :


« A toutes les saisons, les femmes japonaises explorent différentes manières de dévoiler certaines parties de leur corps, ça passe par les mini-jupes, les dos-nus ou les crop tops. […] Pour la plupart d’entre elles, on dirait bien qu’elles adaptent le traditionnel “コンサバ系”(Konsaba-kei, la mode conservatrice) avec son haut à col haut, sa mini-jupe, et ses talons »

(Medium, 2017)



Bien qu’il fasse toujours partie des must have à adopter, le style conservateur est aujourd’hui de plus en plus personnalisé au gré des envies de chacune. Notamment sous l’influence du mouvement healthy, qui encourage les femmes à exposer certaines parties de leurs corps que leurs mères ou leurs grand-mères n’osaient pas montrer de peur du regard des autres :


« Bien que la tolérance vis à vis des rondeurs ne se voit pas encore dans le rue, on commence à la voir lorsqu’on distingue l’espace public de l’espace privé. Au Japon, il a longtemps était acceptable de ne montrer que les parties fines de son corps, mais aujourd’hui, en montrer un peu plus c’est un moyen de montrer qu’on se sent bien dans sa peau [..] c’est à la mode »

(Medium, 2017)



Exposer son décolleté pourrait-il donc devenir à la mode un jour ?


Pas vraiment…


Si le konsaba-kei peut se décliner à l’infini, il faut quand même en conserver les grandes bases. La tenue doit être adaptée aux circonstances, et la poitrine doit rester couverte quel qu’en soit le prix. La mode japonaise aujourd’hui, c’est donc une affaire de compromis :


« On leur a demandé [aux Japonaises qui portaient des hauts à dos nus ou des crop tops] ce qu’elles aimaient à propos de leurs hauts et comment elles se sentaient en les portant. On a découvert qu’il y avait un conflit entre ce qu’elles trouvaient attirants et ce qui était accepté par la culture et la société, et qu’elles essayaient de trouver des moyens pour accommoder ces deux points de vue contraires »

(Medium, 2017)



C’est pourquoi à défaut du décolleté, ce sont aujourd’hui les épaules qui sont au centre de toute les fashion attentions. Et ça, les jeunes femmes interviewées par Ikumi Taneya l’ont bien compris :


« [Montrer ses épaules] Ce n’est pas aussi provoquant que de montrer son décolleté par exemple »

(Rina 25 ans pour Medium, 2017)


« [Montrer ses épaules] J’aime que ça soit sexy mais d’une manière très subtile. Je pense que c’est un nouveau genre d’érotisme qui a été introduit par la make-up artist Shinobu Igari qui est très populaire dans beaucoup de magazines récemment »

(Riho 24 ans pour Medium, 2017)



C’est également ce que confirment les youtubeurs Rachel et Jun (date inconnue) :


« Bien qu’il soit vrai qu’on ne voit pas beaucoup de Japonaises porter des hauts sans manche, ce n’est plus vraiment un grand problème aujourd’hui. Le tabou des épaules était plus quelque chose de l’ancienne génération »

(Tokyo Creative, date inconnue)




(Le compromis (sources : Medium.com))



Le décolleté n’est donc pas à la mode puisqu’il ne se prête pas au code vestimentaire en vigueur sur l’archipel. Soit. Mais la mode étant en perpétuelle évolution, peut-être le sera-t-il un jour qui sait ?

A moins que le décolleté ne soit réellement jugé comme étant trop‘’vulgaire’’ pour être porté ?

C’est ce qu’on va essayer de comprendre tout de suite...



(Ah la mode...)




3. Hypothèse 3 : c’est vulgaire


Que ce soit le rouge à lèvres rouge, la mini-jupe ou le décolleté, la frontière qui existe entre le sexy et le vulgaire dépend toujours des yeux de celui qui les regarde. Et malheureusement pour le décolleté, le parti semble vite avoir été pris au Japon.


Mettant en avant la naissance des seins, il est vrai que le décolleté peut être rapidement connoté sexuellement. Surtout lorsqu’il est profond ! Cela dit, encore une fois tout est une question de circonstances… du moins en France.

Un décolleté profond porté sur un tapis rouge dans une robe Chanel ? En France, c’est sexy et glamour. Un décolleté profond porté dans une boite de nuit et associé à une une mini-jupe ? En France, c’est vulgaire.

Au Japon ? Dans les deux cas ce serait considéré comme too much si on en croit les forums de Japan-Guide (2012) et le site Kanpai (2012) avec son article sur le décolleté au Japon :


« Dans la rue [au Japon], on peut voir dans un contexte très détendu des décolletés, mais c’est généralement sur des femmes qui essaient d’être très sexuellement provocantes »

(Japan-Guide, 2012)


« Quel que soit le temps, les Japonaises aiment mettre leurs jambes en valeur, mais on ne verra que très peu un début de poitrine. Étant généralement peu pourvues de ce côté-là, elles ne souhaitent pas mettre l'accent dessus. Mais il faut noter également qu'au Japon, le décolleté peut vite conférer un caractère très sexué. Ce n'est pas par hasard si les starlettes du porno japonais, ou les femmes fortes de l'animation japonaise, ont une poitrine généralement bien pourvue »

(Kanpai, 2012)



Mais pourquoi les avis sont-t-ils à ce point tranchés sur l’archipel lorsqu’on parle de décolleté ? N’y aurait-il pas quelque chose de culturel là-dessous ?


C’est ce que j’ai essayé de savoir ! Et pour se faire, je suis remontée jusqu’au passé ‘’sulfureux’’ ( ̶d̶’̶u̶n̶ ̶p̶o̶i̶n̶t̶ ̶d̶e̶ ̶v̶u̶e̶ ̶s̶t̶r̶i̶c̶t̶e̶m̶e̶n̶t̶ ̶j̶a̶p̶o̶n̶a̶i̶s̶ ̶p̶o̶u̶r̶ ̶l̶e̶ ̶c̶o̶u̶p̶) qu’entretient le Japon avec le fait de montrer son corps à travers l’histoire de son habit traditionnel : le kimono (着物,きもの).







Autrefois considéré comme un sous-vêtement, l’ancêtre du kimono, le kosode (小 袖,こそで ), était porté sous les jupes et les pantalons. Ce n’est qu’à la période Muromachi (1392-1573) qu’il devient un vêtement à part entière, dont l’esthétique prend la forme d’une véritable œuvre d’art.

Très populaire, le kimono séduit alors différentes parties de la population, dont les artistes des maisons de thé : les geisha (芸者,げいしゃ).

Véritable œuvre d’art vivante, la geisha se doit d’être aussi belle que talentueuse. Elle séduit le cœur des clients par sa musique, ravit les yeux de ces derniers par ses danses, et laisse galoper l’imagination des messieurs en ne montrant que d’infimes parties de son corps comme le poignet, la cheville ou le haut du cou qui devient alors l’objet de sensualité et de fantasme ultime.

C’est notamment ce que rapporte un magasin de location de Kimono à Kyoto sur sa page officielle (date inconnue) :


« Les Geisha portent le kimono en baissant légèrement le col vers l’arrière pour montrer leur cou. Cette partie est aussi sensuelle pour les hommes Japonais que la poitrine l’est pour les hommes occidentaux »

(Kyoto Kimono Rental, date inconnue)



Suggérer, laisser vagabonder l’imagination de celui qui regarde, est donc un élément important de la sensualité à la Japonaise. Devrait-on ainsi en déduire que trop en montrer est vulgaire ? Pourquoi pas. Pourtant, on constate rapidement que toutes les parties du corps ne sont pas égales face à la vulgarité.

Je ne reprendrai que l’exemple des cuisses nues qui, bien qu’elles soient montrées, laissent vagabonder l’imagination sur ce qui peut y avoir plus haut comme un décolleté peu échancré pourrait laisser suggérer ce qu’il y a en dessous, et qui sont totalement acceptées par la société et incorporées à la mode quotidienne contrairement au décolleté.


C’est pourquoi, notre troisième hypothèse ne se suffit pas à elle-même.


Devrait-on maintenant plonger au cœur du décolleté ( ̶c̶e̶l̶u̶i̶ ̶q̶u̶i̶ ̶a̶ ̶s̶o̶u̶r̶i̶ ̶à̶ ̶c̶e̶t̶t̶e̶ ̶p̶h̶r̶a̶s̶e̶ ̶a̶ ̶l̶’̶e̶s̶p̶r̶i̶t̶ ̶m̶a̶l̶ ̶p̶l̶a̶c̶é̶) pour comprendre pourquoi les seins sont si injustement traités au Japon ? Pourquoi pas…






4. Hypothèse 4 : ce n’est pas culturellement acceptable


Les vêtements en disent beaucoup sur celui qui les porte. Cela peut aller de ses goûts à son milieu social, en passant par son amour des animaux ( ̶l̶e̶s̶ ̶p̶o̶i̶l̶s̶ ̶d̶e̶ ̶c̶h̶a̶t̶ ̶s̶u̶r̶ ̶l̶e̶ ̶p̶u̶l̶l̶ ̶n̶o̶i̶r̶ ̶t̶o̶i̶-̶m̶ê̶m̶e̶ ̶t̶u̶ ̶s̶a̶i̶s̶), et même la culture dans laquelle il évolue et les idéologies qui s’y rattachent.

Pour le cas de notre décolleté, une idéologie très présente au Japon a particulièrement retenu mon attention. Elle structure la société et nous renseigne sur la place de la féminité sur l’archipel : c’est le (néo) confucianisme.



(Le confucianisme quand il est arrivé sur l’archipel… probablement)




J’en avais déjà parlé brièvement dans la Question-Con Japon sur les jupes mais je ne m’étais pas trop épanchée sur le sujet, qu’à cela ne tienne nous allons réparer cette erreur !


D’après les chercheurs Léon Laulusa et Jean-Yves Eglem (2011), le confucianisme est un courant philosophique chinois qui repose sur cinq principes fondamentaux : la droiture entre le dirigeant et ses sujets ; la sincérité entre le père et le fils (avec le devoir d’éducation des plus jeunes et la piété filiale) ; la séparation des fonctions entre le mari et l’épouse ; le respect de l’ordre entre les frères (avec le respect des aînés) ; et la confiance entre les amis (avec l’entraide et la solidarité).

Importé au Japon par les échanges entre l’archipel et la Corée au VIe siècle, les valeurs confucéennes vont alors venir doucement refonder la constitution et la formation du gouvernement de l’époque. C’est notamment ce que rappellent les chercheurs de la Maison Franco Japonaise (1984) dans leur Dictionnaire Historique du Japon :


« On suppose que le confucianisme fut transmis au Japon vraisemblablement au 6e siècle, au cours des échanges avec la Corée. Selon le Nihon-shoki, c'est pendant le règne de l'empereur Keitai que les docteurs des cinq disciplines canoniques (gokyô-hakase) seraient venus de Corée au Japon. L'introduction du confucianisme n'a pas suscité au Japon autant de conflits que l'introduction du Bouddhisme. Dans les dix-sept articles de la constitution de Shôtoku taishi il y a des passages dont l'arrière-plan est confucianiste, et de plus, on peut trouver l'origine des termes employés dans les dix-sept articles, dans les œuvres de Confucius. On a remarqué que le jûnikai, le système des douze rangs matérialisés par un bonnet de Cour, de Shôtoku taishi prend appui sur les cinq principes (gojô 3E&) du confucianisme. L'idée directrice de la réforme de Taika repose également sur la pensée confucianiste. »

(Dictionnaire Historique du Japon, 1984)



Les principes confucéens ont ensuite été enseignés dans les écoles de l’état pour former les fonctionnaires jusque sous Heian (794-1185), période à laquelle la popularité du mouvement va décliner.

Au XIIIe siècle pourtant, le courant revient en force, ou plutôt une nouvelle version de ce dernier : le néo-confucianisme.

Développé sous la dynastie chinoise Song, le néo-confucianisme vient apporter une dimension métaphysique au confucianisme. Il monte en popularité au Japon, et devient un siècle plus tard une grande source d’influence pour la noblesse de l’époque, au point de séduire les dirigeants qui lui offrent une place de choix dans leur vision d’une nation unie. Edo (1803-1868) va ensuite marquer l’âge d’or du néo-confucianisme sur l’archipel. Les dirigeants se servent de ses principes pour justifier l’ordre féodal mis en place, et on crée même des écoles de pensées privées où les enseigner : ces sont les premiers juku (塾,じゅく).


« Comme la pensée confucianiste se présentait comme la pensée adéquate du système féodal, parce qu'elle le justifiait, les dirigeants et les intellectuels confucianistes bénéficièrent d'une importante protection de la part du pouvoir politique et ils devinrent les professeurs officiels de confucianisme dans les fiefs et au sein du gouvernement shogunal. En outre, de nombreuses personnes ouvrirent des écoles privées, les juku, pour éduquer guerriers et roturiers. La prospérité du confucianisme engendra de nombreuses écoles et chercheurs. Outre le confucianisme officiel, le néo-confucianisme, d'autres écoles ou sectes se développèrent comme celles de Wang Yangming ( Ydmei-gaku) et des Etudes classiques (Kogaku), écoles qui ensuite se sont elles-mêmes scindées en sous-écoles »

(Dictionnaire Historique du Japon, 1984).



Aujourd’hui, la pensée n’est plus aussi présente dans les petits papiers de l’état mais continue de régir la vie Japonaise. Notamment la place du féminin et du masculin, et c’est ça qui va nous intéresser :


« Depuis Meiji, le confucianisme n'a plus autant d'autorité qu'à l'époque d'Edo et cependant cette pensée morale possède toujours la force de réguler la vie et la pensée des Japonais »

(Dictionnaire Historique du Japon, 1984)



Pour comprendre un peu mieux la dichotomie qui existe entre le pôle masculin et le pôle féminin au sein de ce courant, nous allons nous baser sur l’analyse qu’en a fait la doctorante en sciences de l’éducation Summi Kim (date inconnue) :


« Selon l’ordre du Ciel, le Yang est fort et le Yin souple, et d’après l’ordre de l’Etre humain, l’homme est supérieur et la femme, inférieure. C’est la raison pour laquelle la vertu naturelle de la femme s’est trouvée dans la souplesse ; autrement dit, à travers l’obéissance vis-à-vis de l’homme »[…] Une telle spéculation a dominé la mentalité coréenne (chinoise et japonaise) pendant des siècles et par conséquent, la société actuelle ne semble pas encore avoir totalement effacé cette empreinte »

(La femme coréenne selon la tradition, date inconnnue)



Bien séparés par leur fonction, le pôle masculin est celui qui est rattaché à l’extérieur du foyer tandis que le pôle féminin domine l’espace familial :


«  Cela signifie, dans le sens originel du terme, que l’homme a le devoir de prendre en charge sa famille en travaillant à l’extérieur (dans le champ) ; quant à l'autre caractère chinois, ayant une forme assise de côté, cela signifie que la femme est à l’intérieur (à la maison) et s’occupe des enfants et du ménage »

(La femme coréenne selon la tradition, date inconnue)



Attention ! Cela ne veut pas dire pour autant que la femme n’a aucun pouvoir dans ce genre de société. Bien au contraire, elle a la main mise sur le foyer, gère le budget du ménage, et se doit d’éduquer les enfants qui lui vouent ensuite un véritable culte. A contrario, l’homme sera celui qui ramène l’argent au foyer et qui représente ce dernier à l’extérieur. Les rôles masculins et féminins sont donc équilibrés, mais ne s’exercent simplement pas dans les mêmes espaces. C’est notamment ce que rappelle Patrick Beillevaire (1994), directeur de recherche au CNRS et ancien directeur du Centre de recherches sur le Japon de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) :


« Pour être « devenu anonyme » sous l'influence conjointe du bouddhisme et du confucianisme, le rôle des femmes n'en serait pas moins important que celui des hommes, leur « effacement » seulement apparent. »

(L’autre de l’autre, 1994)



Le rapport avec notre décolleté dans tout ça ? Et bien tout simplement le fait que la poitrine soit un gage de féminité qu’on met en avant dans l’espace masculin !

Moyen d’allaiter les enfants, les seins sont en effet un élément indubitablement rattaché à la femme dans les imaginaires sociaux. Les exposer dans un espace public viendrait donc à revendiquer son statut de femme dans un espace dit masculin, et cela irait ainsi contre les principes énoncés par Confucius. Ce serait donc un manque aux normes en vigueur, et au final, n’est-ce pas vraiment cela qu’être ‘’vulgaire’’ ?!






Si cette hypothèse n’a jamais été prouvée par A plus B, elle me semble toutefois intéressante puisqu’on peut constater que la hantise du décolleté se retrouve également dans d’autres pays qui ont été influencé par les principes néo-confucéens, dont la Corée du Sud où les chanteuses de K-pop dites ‘’glamour’’ n’exposent jamais leur décolleté comme les stars américaines.


Fun fact, on peut constater que le décolleté est également très mal vu dans les pays où la morale religieuse est forte. C’était le cas par exemple de la France avant la Renaissance, où montrer la naissance de ses seins allait contre la morale religieuse. Le néo-confucianisme n’est bien évidemment pas ici une morale religieuse, mais il n’en reste pas moins un courant philosophique encore très présent en Asie et dont on retrouve les traces dans la structure de la société japonaise.


A méditer donc…



Conclusion :


On ne saura probablement jamais véritablement pourquoi le décolleté n’est pas populaire au Japon. Est-ce une question de mode et de code vestimentaire ? Est-ce une question de bienséance sociale plus profonde qui agite les fondements très carrés de la société ? Cela restera certainement toujours un mystère. Cela dit, les défenseurs de l’hypothèse qui prône le décolleté comme un centre d’attention avaient raison : regardez, on en a parlé pendant 9 pages !



SOURCES :


Articles et ouvrages


BEILLEVAIRE, Patrick, «  ‘’L'autre de l'autre’’. Contribution à l'histoire des représentations de la femme japonaise ». Dans: Parler du Japon, 1994, p.56-98. [En ligne] à l’URL: https://www.persee.fr/docAsPDF/mots_0243-6450_1994_num_41_1_1925.pdf


KANPAI (Coll.), « Porter un décolleté au Japon », 2012. [En ligne] à l’URL: https://www.kanpai.fr/societe-japonaise/porter-decollete-japon


KIM Summi, « La femme coréenne selon la tradition », babier.rd.com, date inconnue. [En ligne] à l’URL: http://www.barbier-rd.nom.fr/Lafemmecoreenne.pdf


KIMONO RENTAL WARGO (Coll.), « Geisha Kimono in Japan », Kyoto Kimono Rental, date inconnue. [En ligne] à l’URL: https://kyotokimono-rental.com/en/column/geisha-kimono-japan.html


LAULUSA, Léon, EGLEM, Jean-Yves, « L'impact des valeurs confucéennes sur le processus de contrôle de gestion dans une entreprise d'État Chinoise », Comptabilité-Contrôle-Audit, 2011, p-7-29. [En ligne] à l’URL: https://www.cairn.info/revue-comptabilite-controle-audit-2011-3-page-7.htm#


MAISON FRANCO-JAPONAISE (Coll.), « Jukyô [entrée de dictionnaire] ». Dans: Dictionnaire Historique du Japon, 1984, p.74-76. [En ligne] à l’URL: https://www.persee.fr/docAsPDF/dhjap_0000-0000_1984_dic_10_1_904_t1_0074_0000_3.pdf


NEUVILLE, Julien, «  Un peu d’histoire… le kimono », Le Monde, 2013. [En ligne] à l’URL: https://www.lemonde.fr/m-actu/article/2013/11/22/un-peu-d-histoire-le-kimono_3517738_4497186.html


RACHEL AND JUN (Coll.), «  What to Wear in Japan », Tokyo Creative, date inconnue. [En ligne] à l’URL: https://www.tokyocreative.com/articles/18841-what-to-wear-in-japan


TANEYA Ikumi, « How low will they go? Plunging necklines meet social mores in Japan », Medium, 2017. [En ligne] à l’URL: https://medium.com/@taneya.ikumi/how-low-will-they-go-plunging-necklines-meet-social-mores-in-japan-8be08d2f56b3


WIKIPÉDIA (Coll.), « Décolleté », Wikipédia, date inconnue. [En ligne] à l’URL: https://fr.m.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9collet%C3%A9



Forums


Japan Guide (2012): « An appropriate neckline? » [En ligne] à l’URL: https://www.japan-guide.com/forum/quereadisplay.html?0+95142

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