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Rencontre avec Yuko, maîtresse de la cérémonie du thé à Morioka






Importée au Japon au XIIe siècle par des moines bouddhistes de retour de Chine, la cérémonie du thé, dite sadô (茶道 さどう), a longtemps été considérée comme un art spirituel.


Basée sur l'esthétique du wabi-sabi (侘寂 わびさび), voulant qu'on transcende de simples choses pour en faire émerger toute leur beauté, elle sublime le thé pour lui donner une dimension artistique. Permettant ainsi d'acquérir une grande rigueur d'esprit par la patiente et la minutie qu'elle demande, elle ne fut pratiquée pendant des siècles que par les moines et les hommes d'armes.


Il faudra alors attendre le XVe siècle pour que la pratique se répande dans la société, lorsque Sen No Rikyû (千利休 せんのりきゅう), un grand maître de la cérémonie, adapte le cérémoniel pour le rendre accessible à tous.


Si les hommes dominaient alors l'activité sous Edo (1603-1868), l'effondrement du système féodal a ouvert l'activité aux femmes qui sont aujourd'hui les principales gardiennes de cet art traditionnel. À l'image de Yuko, 59 ans, qui pratique la cérémonie du thé depuis près de 40 ans et qui a bien voulu répondre à mes questions.




Depuis combien de temps êtes-vous professeure de la cérémonie du thé ?


J'ai obtenu le titre de professeur en 2012, mais j'ai dû étudier pendant longtemps.


J'ai commencé quand j'étais étudiante, il y a 40 ans, puis j'ai arrêté après l'université pour travailler dans une compagnie pharmaceutique. Comme je n'avais pas le temps d'étudier la cérémonie du thé correctement, j'ai préféré faire une pause.


Il y a 15 ans, j'ai recommencé à étudier quand mon mari et moi avons déménagé de Tokyo à Morioka [nord du Japon, préfecture d'Iwate]. Comme ma tante, qui donne des cours de cérémonie du thé, vit là-bas, je me suis dit que ça serait une bonne idée de recommencer à étudier avec elle. Maintenant, j'apprends encore avec ma tante.



Une fois le titre de professeur obtenu, on doit continuer d'apprendre ?


Bien sûr ! Avec ce titre, je peux seulement enseigner aux débutants. Et il y a beaucoup de titres !


Déjà, il y a plusieurs écoles [écoles de pensée]. Moi j'appartiens à l'école Omotesenke [表千家 おもてせんけ], l'école la plus ancienne. Chaque école a une manière bien spécifique de faire apprendre à ses élèves. Pour enseigner, il faut d'abord apprendre toute une série de mouvements pendant plusieurs années. Ce n'est que par la suite qu'on peut les enseigner si le chef nous donne l'autorisation.



Il y a un chef ?


Oui ! C'est le chef de la discipline. Il vit à Kyoto et c'est lui qui donne les certificats de professeur quand on en fait la demande.




Qui fait la demande ?


C'est le professeur qui demande pour ses élèves. Moi, c'est ma tante qui l'a demandé pour moi. Elle a dit que j'avais appris toutes les étapes nécessaires à ce titre et on me l'a donné.


Au début, il faut aussi demander l'autorisation au chef pour pouvoir commencer l'apprentissage. Ce n'est que lorsqu’ il nous donne l'autorisation qu'on peut commencer à apprendre les premiers mouvements. Et deux ans plus tard, on doit demander une autre autorisation pour apprendre les mouvements suivants.



(Photo : L'autorisation qu'a reçu Yuko afin de débuter l'activité. L'autorisation est réalisée par le chef lui-même, à la main)




Il faut demander l'autorisation à chaque étape de l'apprentissage ?



Oui. Il faut demander l'autorisation à chaque étape.


Et il faut donc 15 ans d'études pour obtenir le premier titre ?



En moyenne oui. Le minimum, c'est 13 ans. Mais c'est très difficile !


Avec ce titre, je peux enseigner tous les mouvements que j'ai appris jusqu'au niveau qui correspond à ce titre. Il y a plusieurs titres, mais il y a deux grands grades : assistant-professeur et professeur. Maintenant, je ne suis qu'assistant-professeure. Pour devenir vraiment professeure, je dois remplir trois conditions : ouvrir une classe, avoir des élèves ayant reçu l'autorisation d'apprendre, et enseigner des choses complexes pendant cinq ou six ans. Donc je dois encore beaucoup étudier ! Pour être vraiment “certifié”, il faut étudier jusqu'à la mort [rires].




En moyenne, il y a combien de cours par semaine ?


Ça dépend du professeur. Ma tante, elle, c'était une fois par semaine. Mais comme elle a 90 ans maintenant, elle ne donne des cours plus que deux fois par mois.



Pendant combien de temps ?


Ça dépend. La salle de la cérémonie du thé est toujours ouverte lorsqu'il y a un cours. Donc la durée du cours dépend du nombre d'élèves. Lorsqu'on n'est pas beaucoup, on peut même demander à apprendre tel ou tel mouvement. Si on est peu nombreux, ça dure une ou deux heures. Si on est plus nombreux, ça dure plus longtemps.



Et vous, donnez-vous aussi des cours ?


Maintenant, j'ai l'autorisation d'ouvrir une classe. Mais pour l'instant je n'ai pas d'élèves.



(Photo : Le diplôme de Yuko, nécessaire pour enseigner la cérémonie du thé aux débutants. À noter que chaque “diplôme” est payant et que la somme n'est jamais réglée par l'élève mais par son professeur)




Quels sont les premiers mouvements qu'on apprend ?



On apprend déjà à faire du thé. Le débutant doit apprendre à mélanger la poudre dans le bol avec le chasen [茶筅 ちゃせん, fouet en bambou utilisé lors de la cérémonie]. Il existe plusieurs manières de l'agiter, ça dépend des écoles. En premier, on apprend sans le thé : juste le mouvement du chasen dans le bol vide.


C'est difficile, mais pour les débutants, la plus grande difficulté ce n'est pas le maniement du chasen : c'est de rester assis pendant longtemps ! C'est pour ça qu'il n'y a pas beaucoup de jeunes aujourd'hui qui apprennent la cérémonie du thé [rires].



Quand fait-on des cérémonies du thé ?


Par exemple, lorsqu'il y a des changements de saisons, ou lorsqu'il y a l'anniversaire d'un professeur.


Les changements de saisons sont importants : on change la décoration de la salle, on change les fleurs, et on change aussi de kimonos.


Mais on peut faire aussi la cérémonie à n'importe quelle occasion, comme quand des amis viennent à la maison par exemple.




Peut-on être appelé par une entreprise pour faire une représentation ? Comme lorsqu'on signe un accord important avec un partenaire commercial par exemple ?



Je n'en suis pas sure, mais normalement non. Ce n'est pas comme les geisha [rires]. La cérémonie du thé reste généralement dans le domaine du privé.



(Photo : une cérémonie du thé organisée en 2015 par la classe de Yuko)




Où peut-on apprendre aujourd'hui ? À l'université ?



On peut commencer à apprendre dans des clubs à l'université [clubs d'activités], mais après il faut apprendre avec des professeurs indépendants.




Qui apprend la cérémonie du thé de nos jours ? Les hommes ? Les femmes ?


Quand j'étais étudiante, c'était plus les femmes. Aujourd'hui il y a aussi des hommes qui veulent apprendre, mais il y a encore plus de femmes que d'hommes. Ce qui a changé surtout, c'est qu'il y a de moins en moins de jeunes filles.




Pourquoi ?


Il y a 50 ans, la cérémonie du thé était un loisir populaire. Il n'y avait pas de cours de danse, de dessin ou de piano. Donc la plupart des jeunes filles apprenaient l’ikebana [生け花 いけばな, art de l'arrangement floral] ou la cérémonie du thé. C'était même presque obligatoire ! Mais maintenant, on préfère d'autres loisirs.


Et puis la cérémonie du thé, c'est cher ! Il faut payer pour le matériel, la décoration, et les kimonos qui changent à chaque saison. En plus des cours qui sont parfois très chers selon les villes et la renommée du professeur.




Donc c'est plus un loisir qu'un métier ?


Pour beaucoup de gens, c'est plus un loisir. Pour moi aussi, c'est avant tout un loisir. Aujourd'hui c'est très difficile de vivre de la cérémonie du thé car il n'y a pas beaucoup d'élèves.


La plupart des professeurs sont âgés. Et ils aimeraient des jeunes pour reprendre le métier, mais c'est difficile.


Déjà pour être professeur, il faut avoir une salle en tatami avec un petit jardin. On fait la cérémonie dans sa propre maison. Mais c'est difficile aujourd'hui d'avoir une maison traditionnelle japonaise. On vit souvent en appartement. Surtout en ville !




Y-a-t-il beaucoup de professeurs au Japon aujourd'hui ?


Pas beaucoup et ce ne sont que des vieux [rires]. C'est difficile de trouver des jeunes. Moi dans mon cours par exemple, je suis la deuxième plus jeune élève de ma tante !



Comme il n'y a plus beaucoup d'élèves, pensez-vous que la cérémonie du thé va disparaître un jour ?


Non. La cérémonie du thé, c'est un art traditionnel. Tous les Japonais connaissent la cérémonie du thé, même s'ils ne la pratiquent pas. C'est dans la culture. Et même si le nombre de personnes qui la pratiquent diminue, il y en aura toujours qui continueront la tradition.







Sources :


KANPAI (coll.), « La cérémonie du thé : l'art traditionnel pour servir le matcha », Kanpai, 2017. [En ligne] à l'URL: https://www.kanpai.fr/culture-japonaise/ceremonie-the


TOULA-BREYSSE, Jean-Luc, « Japon : la voie du thé, un art de vivre », Le Monde, 2011. [En ligne] à l'URL: http://www.lemonde.fr/voyage/article/2011/01/18/japon-la-voie-du-the-un-art-de-vivre_1464235_3546.html



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