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(Enquête de terrain) Les chocolats de la St-Valentin : entre désir de paraître et plaisir d'offrir




Vous le savez tous, le 14 février c'est la St-Valentin. Impossible de manquer l'occasion ici ! Confiseries en forme de cœur, stickers “lovey-dovey” sur les vitrines des magasins, et promotions sur les shampoings de la marque « Je l'aime », tout est bon pour vous rappeler que la fête des amoureux arrive à grand pas sur l'archipel.


Aimant autant le chocolat que les phénomènes de société, je me suis donc intéressée cette semaine aux modes de consommation des Japonaises pour la St-Valentin. Car oui, au Japon ce sont les femmes qui offrent des chocolats aux hommes lors de ce jour spécial. Mais ne criez pas tout de suite à l'injustice, puisqu'elles recevront à leur tour leur dose de cacao le 14 mars lors du White Day.



(Photo : Les shampooings « Je l'aime » présentés par… Arashi)



St-Valentin et White Day: des obligations sociales ?




La St-Valentin et le White Day, c’est un peu comme Tic et Tack ou Bernard et Bianca: ça va de pair ! Et pour cause, ces deux événements répondent en réalité à une obligation sociale interculturelle: le phénomène de ‘’don et contre-don’’.



Le 14 février, les femmes offrent des chocolats aux élus de leurs cœurs, mais également à leurs amis masculins et à leurs collègues de travail. Le premier type de chocolat se nomme alors honmei choco ( litt. « chocolats de la destinée ») tandis que le second s'appelle giri choco (litt. « chocolats de courtoisie »). Rien de nouveau sous le soleil jusque là: c'est la St-Valentin.

Le 14 mars, ce sont les hommes ayant reçu des chocolats le 14 février qui donneront à leur tour des présents aux femmes qui ne les ont pas oubliés le jour de la St-Valentin. Ce jour-là, c'est ce qu'on appelle le White Day.


Inventé à l'origine par une entreprise de marshmallows dans les années 1970 pour booster ses ventes après la fête des amoureux, le White day est rapidement devenu un véritable phénomène de société au Japon. Les chocolats du 14 mars sont alors généralement blancs pour rappeler la couleur des marshmallows (d'où l'expression « White Day »), et ils s'apparentent ici à un contre-don, une étape obligatoire pour entretenir une relation quelle qu'elle soit.


C'est notamment ce que rappelle le sociologue français Marcel Mauss1 , pour qui le don est l’étape qui permettra à l'autre de contracter une dette morale envers soi:


“ On se donne en donnant et, si on se donne, c'est qu'on se “doit” - soi et son bien - aux autres” (Mauss, Don et Contre Don)

En effet, avec un présent, vous “obligez” la personne à vous revoir, et donc à poursuivre la relation que vous entretenez avec elle pour qu'elle rembourse sa dette en vous donnant à son tour quelque chose. Une absence de “contre-don” signifierait alors que vous souhaitez mettre fin à la relation qui vous unit.


Ce n'est pas très clair ? Prenons un exemple simple: les anniversaires.

Lorsque vous allez à une fête d’anniversaire, vous apportez un cadeau. Ce cadeau, c’est le don. Il vous sera alors rendu ultérieurement sous la forme d’un autre cadeau lors de votre propre fête d’anniversaire: c’est le contre-don.

Et si vous ne faites pas de fête, ce n’est pas grave: la vie et les sociétés humaines sont bien faites ! Vous mangerez quand même une part de gâteau lors de la fête de votre ami qui fera office de petit contre-don en attendant un contre-don plus important à la prochaine occasion. Tous ces échanges ne sont là en réalité que pour entretenir ce lien précieux qui vous unit: l’amitié.

Imaginez désormais que votre ami arrive à votre fête sans cadeau. Est-ce que vous le prendriez bien ? Peut-être. Mais une part de vous aura toutefois ce sentiment très désagréable de ne pas compter pour l’autre autant qu’il compte pour vous. Est-ce qu’on parle du cadeau là ? Non ! On parle bien de la relation.



Pour les chocolats de la St-Valentin et du White Day, c'est un peu la même chose: les premiers sont un moyen d'entretenir la relation, et les seconds un moyen de la poursuivre.

En ce sens, les giri choco font toujours l'objet d'un contre-don contrairement aux honmei choco qui ne sont retournés en théorie que si les sentiments sont partagés. Je dis bien en théorie, car en réalité la plupart des honmei choco semblent faire l'objet d'un contre-don, ne serait-ce que pour ne pas blesser les sentiments de la demoiselle amourachée et pour n'entacher la face d'aucune des deux parties.


Mais revenons à nos chocolats de la St-Valentin: comment choisir avec soin ce qui fera l’objet d’un don le 14 février ?






(Photos : Comment ruiner un mois de régime. Amitiés à Monsieur Dukan)



Des achats réellement désintéressés ?



Pour comprendre les comportements d'achats des Japonaises, j'ai mené ma petite enquête auprès de trois chocolateries et supermarchés de Suginami-ku à Tokyo, à raison de plusieurs visites par semaine. J'ai également interrogé six personnes âgées de 19 à 63 ans sur leurs habitudes de consommation.


Qui sont les acheteuses de la St-Valentin ?


Je n'y croyais pas, mais c'est un fait : une grande partie des Japonaises participe à la St-Valentin. Et une petite partie d'entre elle va même jusqu'à confectionner ses propres chocolats.

Parmi les personnes que j'ai interrogées seule une jeune femme réalisait ses chocolats maison, et ce exclusivement pour son mari. La fabrication artisanale était alors interprétée comme une preuve d'« amour véritable », idée que plusieurs autres interviewés partageaient. En ce qui concerne la préférence pour l'achat, les principales raisons évoquées étaient la difficulté de la réalisation des chocolats maison et le manque de temps.


A noter aussi que bien que j'ai pu observer des consommatrices de tout âge, les principales “clientes” de la St-Valentin restent en réalité les acheteuses habituelles de chocolats au Japon : les femmes âgées de 30 à 40 ans.



(Photo : Le choix du “bon” chocolat… prend parfois plus de temps pour les Japonaises que le choix de l'homme qui va le recevoir)

Pour qui achète-t-on des chocolats ?


L'une des premières choses qui m'a frappé dans les comportements d'achats, c'est que les Japonaises n'achètent pas seulement des chocolats pour l'être aimé et les amis, mais en prennent également pour les autres membres masculins de leur famille tels que le père, le fils et le neveu.


Par exemple, une amie et sa sœur en ont pris pour leur père, et la mère d'un ami en a même acheté pour les commerçants du coin ! Ces chocolats ne s'apparentent alors pas du tout à des honmei choco, mais prennent la forme de chocolats de courtoisie: les giri choco.


Mais comment distingue-t-on giri choco et honmei choco me direz-vous ?

Eh bien c'est ce que j'ai essayé de comprendre ici. Et ce n'est pas si simple !



Dis-moi qui tu es, je te dirai ce que tu recevras


Si on part comme le sociologue français Jacques T. Godbout2 du principe que la valeur d'un présent est déterminée par la valeur que l'acheteur attribue à sa relation avec le destinataire (à savoir que plus le destinataire sera une personne importante pour l'acheteur, plus ce dernier offrira un cadeau coûteux et représentatif de ses sentiments), on peut supposer qu'une boite en forme de coeur (ou de tout autre signe romantique) sera considérée comme contenant des honmei choco, tandis qu'un emballage plus simple sera perçu comme celui de giri choco.


Néanmoins, j'ai pu observer que les boites les plus belles étaient toujours celles qui avaient le plus de succès, et que ces dernières n'étaient pas forcément destinées à un potentiel amant.


L'explication se trouve alors peut-être chez Godbout3 qui nous rappelle que la valeur d'un cadeau ne dépend pas exclusivement de la valeur attribuée à la relation destinateur/destinataire. Elle dépend également de l'image que l'acheteur veut donner de lui-même à travers son cadeau,  et fait qu'un présent sera toujours le reflet de celui qui l'offre. Cette idée est notamment partagée par Mauss pour qui “présenter quelque chose à quelqu'un, c'est présenter quelque chose de soi”.



Or, au Japon, la notion du paraître est primordiale. L'image que vous renvoyez doit être celle d'une personne bien sous tout rapport, et il faut donc tout faire pour donner constamment la meilleure image de soi-même.


C'est pourquoi, les Japonaises choisiront souvent les boites de chocolat les plus élégantes. Et ce, quelque-soit le destinataire.


Cette idée va également de pair avec la volonté d'impressionner par son ''bon goût'', puisque comme me l'a confirmé un ancien chocolatier, « le but ,c'est d'entendre “oooh’‘ » lorsque les chocolats sont offerts.... dans la limite du raisonnable bien sûr !

Vous n'allez quand même pas offrir à votre boss une boite en forme de coeur avec écrit dessus « I love you », d'autant plus si vous n'avez pas eu d'augmentation cette année !

Les éléments à connotation romantique sont réservés aux personnes proches de l'acheteuse comme les membres de la famille ou les amis, sans pour autant être l'exclusivité de l'amant.


Mon hypothèse est que la distinction entre giri et honmei choco se fait alors en fonction du destinataire lui-même : la boite d'un amant sera considérée comme étant une boite d’honmei choco, tandis que cette même boite sera désignée comme une boite de giri choco pour un tout autre destinataire.


Sur ce même principe, j'ai entendu l’appellation tomo choco, « chocolats de l'amitié », pour parler des giri choco offerts aux amis, et fami choco, « chocolat de la famille », pour désigner les chocolats destinés aux proches. Encore une fois, rien ne différencie l'ensemble de ces giri choco dans le contenu ou l'emballage. Et c'est bien l'usage social qui déterminera l’appellation du chocolat.


A noter enfin que cette absence de distinction stricte entre les différents types de confiseries se retrouve également dans les konbini  où on ne vend que des boîtes très sobres, assez élégantes pour ne pas passer pour une nunuche, et susceptibles d'être offertes à tout le monde.



(Photo : Dans les supermarchés et combini : des ’'grandes” marques en plus sobres et moins chers)


Quand on aime on ne compte pas !

Si vous comptez offrir des chocolats à tous vos proches, les dépenses pourront donc très vite s'avérer coûteuses selon l'enseigne où vous ferez vos emplettes.

Les prix varient évidemment d'une boutique à l'autre, mais comptez en moyenne 2 000 yens pour une boite de six chocolats dans une chocolaterie comme Godiva, et entre 900 et 1 200 yens pour des chocolats achetés en grande surface.


Si je me base sur les témoignages que j'ai pu recueillir, une femme dépenserait en moyenne entre 2 000 et 3 000 yens par St-Valentin, soit l'équivalent de deux achats. Bien évidemment, si vous voulez en faire profiter tout le voisinage, les prix décollent.


Vous imaginez maintenant le chiffre d'affaires que ces magasins doivent faire de janvier à mars ? Effarant !






(Photos : Tout est dans l'art de la présentation !)

Un achat de chocolat qui sort de l'ordinaire


La deuxième chose que j'ai remarqué lors de ma petite enquête est que l'achat de chocolat est ici bien différent de l'achat habituel.


D'ordinaire, les Japonaises qui offrent du chocolat, achètent également une petite boite pour leur consommation personnelle. J'ai plusieurs fois été faire les boutiques avec des amies, et j'ai remarqué que c'était souvent le cas pour les cadeaux alimentaires. Un collègue m'a également confirmé cela : sa femme a elle aussi l'habitude d'acheter une petite portion pour eux lorsqu'elle offre un cadeau comestible. 


Pourtant, pour ce qui est des cadeaux de St-Valentin, il n'en est rien. Et les clientes ne s'octroient pas d'achat supplémentaire.


Mon hypothèse est alors que le White Day étant le mois suivant, les acheteuses savent pertinemment qu'elles recevront de quoi assouvir leur désir de cacao très prochainement. Il n'y a donc aucune raison de s'acheter une petite boite personnelle, d'autant plus que cela s’apparenterait à une dépense inutile.


Après tout, soyons logique : pourquoi acheter en petite portion quelque chose qu’on peut vous offrir en grande quantité ?



(Photo : On a eu pitié de moi… on m'a offert des caramels de marque Française)




Conclusion


Pour la St-Valentin, les Japonaises achètent ce qui se fait de plus beau en matière de confiseries afin de donner une bonne image sociale d'elles-mêmes. Elles en offrent à une grande partie des hommes de leur entourage, et leurs comportements d'achat sont différents de leur mode habituel de consommation puisqu'elles ne s'octroient pas d'achat personnel.


Tout ceci n'est bien évidemment que le fruit de mes observations, alors si vous ne deviez retenir qu'une seule chose de cet article, retenez simplement que le chocolat... c'est bon !






Remarques


- Merci à toutes les personnes qui ont pris le temps de répondre à mes questions.


- Le sujet mériterait d'être approfondi et je suis certaine qu'on pourrait écrire une thèse dessus. Une véritable enquête de terrain demande plusieurs mois, c'est donc tout ce que j'ai pu faire en sept jours. J'en suis la première désolée.



Notes


1. MAUSS, Marcel, “Essai sur le don : Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques” , Sociologie et Anthropologie, 1973, p. 149-279.


2. GODBOUT, Jacques T., Le don, la dette et l'identité. Homo donator vs. Homo oeconomicus. Le Bord de l'eau, (1998) 2013, 160 p.


3. Ibidem.


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